Auchan refuse de signer l’accord pour la sécurité de ses travailleurs au Bangladesh
Dix ans après l'effondrement de l’usine textile Rana Plaza, qui a causé la mort de 1 138 personnes et fait plus de 2 500 blessés, l’entreprise de la famille Mulliez refuse de signer la prolongation d’un accord international pour la protection de ses travailleurs bengalis.
Le 24 avril 2013, le monde entier a les yeux rivés sur Dacca, la capitale du Bangladesh. Le Rana Plaza, un bâtiment de huit étages, vient de s’effondrer sur des milliers d'ouvrières. Ses ateliers de confection travaillaient pour de grandes marques internationales de vêtements : H&M, Mango, C&A, Benetton… Le bilan est d’au moins 1 138 morts et 2 500 blessés. Dans les décombres, une étiquette In Extenso, la marque d’Auchan, est retrouvée. L’enseigne tente de se dédouaner en dénonçant une « sous-traitance sauvage ». Sous la pression des syndicats et de l’opinion publique, Auchan indemnise les victimes à hauteur de 1,5 millions de dollars.
Pour éviter de nouvelles catastrophes, IndutriALL et Uni Global Union - deux fédérations syndicales internationales - initient, trois semaines plus tard, un accord sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments. Il sera présenté le 15 mai 2013. Destiné à renforcer les relations entre marques de prêt à porter et syndicats, sous le contrôle de l’Organisation internationale du travail, ce texte indépendant et juridiquement contraignant engage, pour une durée de 5 ans, ses signataires dans un vaste plan de prévention des accidents de travail au Bangladesh.
Il impose notamment aux multinationales le respect de la liberté d'association, un grand degré de transparence, la formation de comités de sécurité, un plan de sensibilisation des travailleurs sur les procédures de sécurité au sein des usines et un mécanisme indépendant de traitement des alertes. Auchan, sous les feux des projecteurs, n’a pas d’autre choix que de signer cet accord, qui devait prendre fin en 2018, mais fut prolongé de trois ans.
Pas de nouvel accord pour Auchan
En 2021, pour succéder au premier instrument, les syndicats proposent un accord sur la santé et la sécurité des travailleurs du textile. Contrairement au premier, ce nouvel engagement prend en compte tous les aspects de la santé et de la sécurité des millions de travailleurs et travailleuses bengalis. Ceux-ci pourront, par exemple, refuser de réaliser une tâche qu'ils jugent dangereuse. Signer l’accord, c’est aussi accepter de s’y soumettre dans le cas d’un élargissement à d’autres pays que le Bangladesh. Mais également de prouver les mesures mises en place pour être conformes aux règles et aux propos tenus envers le public. Bien que de nombreuses marques - Carrefour, Lidl, Primark… - décident de poursuivre la collaboration avec les syndicats et les associations, Auchan refuse de s’engager dans ce nouvel accord.
Pour le directeur de la communication d'Auchan, « l’accord est mal étayé ». Sans plus de précisions. Et sans fournir davantage d’informations sur ses fournisseurs et ses initiatives en matière de protection du droit des travailleurs au Bangladesh. Auchan affirme être « en parfaite cohérence avec la législation française et en anticipation de la directive européenne sur le devoir de vigilance ». L’objectif de cette directive, qui sera effective d’ici l’été, est de tenir les entreprises européennes responsables si un fournisseur avec lequel elles travaillent ne respecte pas les droits humains ou la protection de l’environnement. La chaîne d’hypermarchés ne détaille, cependant, pas les mesures qui auraient été mises en œuvre pour s’aligner sur les textes français et sur celui, à venir, de l’Union européenne.
« Il n’existe pas actuellement de dispositions nationales assez fortes pour protéger les travailleurs au Bangladesh. »
Pour Petra Brännmark, directrice de communication chez IndustriALL, l’argumentaire d’Auchan ne tient pas la route : si un accord sur la santé et la sécurité des travailleurs a été mis sur la table en 2021, c’est justement « parce qu’il n’existe pas actuellement de dispositions nationales assez fortes pour protéger les travailleurs au Bangladesh », indique-t-elle. Et de souligner que la future directive européenne ne pourra être pertinente que si elle est encadrée de contrôles efficaces et, le cas échéant, de sanctions suffisamment dissuasives.
Toute la difficulté, complète Olivier Derruine - assistant de l’eurodéputée belge Saskia Bricmont (Les Verts) -, est d’éviter qu’un encadrement accru n’entraîne de massives pertes d’emploi au Bangladesh : interdire l'importation de certaines marques en Europe, c’est supprimer la demande et donc prendre le risque de priver des ouvriers de leur travail. Les techniques de sanctions font donc débat.
La France, initiatrice d'une loi fragile
Depuis 2017, une loi sur le devoir de vigilance est appliquée en France. Elle contraint les entreprises et groupes donneurs d’ordre, employant plus de 5 000 personnes en France ou plus de 10 000 dans le monde, à identifier tous les risques réels ou potentiels d’atteintes aux droits humains et à l’environnement. Une fois que cette cartographie a été établie, un plan d'action doit être proposé. “Cette loi est jeune - elle n’a donc pas de jurisprudence, ce qui explique sa fragilité”, observe Salma Lamqaddam, chargée de campagne et plaidoyer pour ActionAid, une ONG qui milite pour l'accès aux droits humains. Il revient actuellement aux associations de recenser les entreprises concernées par le devoir de vigilance, déplore-t-elle, alors que “cela devrait être la tâche du pouvoir public”.
“Les audits sont pertinents en matière de salaire et pour détecter les problèmes comme la présence des extincteurs dans les usines, mais pas en matière de droits de l’homme. Les agressions sexuelles, par exemple, ne ressortent jamais de ces audits.”
Pour rédiger sa cartographie des risques, Auchan se base sur des audits internes. Or, pour Salma Lamqaddam, “les audits sont pertinents en matière de salaire et pour détecter les problèmes comme la présence des extincteurs dans les usines, mais pas en matière de droits de l’homme. Les agressions sexuelles, par exemple, ne ressortent jamais de ces audits.”
Parmi les risques potentiels relevés, le travail forcé et le travail des enfants sont d’une probabilité qualifiée de “modérée” : pour autant, rien n’indique dans la déclaration de performance d’Auchan quelles sont les mesures envisagées pour y remédier. La société précise bien, dans cette déclaration, que le travail des enfants et le travail forcés sont inacceptables, mais il revient pourtant à leurs usines partenaires d’offrir de bonnes conditions aux travailleurs. Auchan ne stipule pas non plus les mesures qui auraient été prises pour garantir cette protection aux sous-traitants. Et ce, alors que le travail sous contrainte touche de trois à quatre millions de personnes et que 180 millions d’enfants travaillent dans le monde.
Decathlon logé à la même enseigne
L’entreprise Decathlon reste également très silencieuse et évite toute discussion autour de l’accord sur la sécurité et la santé des travailleurs. Après plusieurs appels et de nombreux mails concernant sa non-signature, la société de sport et de loisirs ne fournit qu’une simple liste de démarches - elle met en parallèle ses efforts avec ce qu’impose l’accord. En 2014, Decathlon décide de lancer le projet BES (building and electrical safety) au Bangladesh. “Ce projet veille à l’évaluation des structures et des systèmes électriques de ses fournisseurs”, garantit un communiqué.
Entre leur démarche individuelle et celle qu’impose l’accord se dresse cependant une différence de taille : les contrôles. Decathlon choisit et paie un organisme privé pour les réaliser. Les résultats ne sont pas rendus publics et l’entreprise décide des mesures à prendre sans devoir en rendre compte à qui que ce soit. Ce qui revient donc, pour Decathlon, à s’auto-contrôler. Encore une fois, le consommateur est prié de croire sur parole l’enseigne. Côté transparence, on repassera…