Borderline : des vies d'équilibristes invisibles






Le trouble de personnalité borderline
est une maladie largement inconnue.
Pourtant, des millions de personnes en souffrent.
Avancer entre des abîmes et des tsunamis d'émotions
parfois mortels, c'est leur quotidien. Pourtant, l'apaisement existe.

Mélissa et Corentin, à Charleroi et Namur, avril 2021. Photo : Pauline Todesco.

Mélissa et Corentin, à Charleroi et Namur, avril 2021. Photo : Pauline Todesco.

“Une fois, je me suis levée, je me suis dit : 'aujourd’hui, je vais mourir'. En une heure, j’ai écrit des lettres, je me suis lavée, je me suis habillée, j’ai commencé à prendre des cachets. Puis, j’ai lancé une animation de feu de cheminée sur la télévision, et aussi une musique, pour quand Nico rentrerait, qu’il y ait quand même des choses qui le détende quand il verrait les lettres. ‘Putain, je suis encore en vie, merde’. C’est ce que je me suis dit quand je me suis réveillée à 16 heures. J’ai vidé les dernières boites qui restaient”.

Melissa a 26 ans quand son psychiatre lui diagnostique un trouble de personnalité borderline (TPB). Corentin, lui, en a 20 le jour où il entend ce mot. Et son explication. « Le trouble de la personnalité borderline est une maladie de l’émotion, qui touche environ 3,5% à 4% de la population active”, explique Pierre Nantas, psychothérapeute français spécialisé dans la maladie depuis 20 ans. Selon lui, 10% des borderlines meurent d’un suicide, notamment entre 15 et 20 ans.

Corentin et Melissa, vous auriez pu grossir les rangs de ces statistiques. À 15 ans, dépressifs tous deux, vous tentez pour la première fois d’en finir.

La chute

Lorsque ta mère est emportée par le cancer, ton père vous laisse seuls, ton frère et toi, Corentin. Après un an catastrophique passé en logement social, tu retournes vivre chez lui. Mais c’est à l’internat, à Hannut, que tu passes ton temps. Te fondant dans un quotidien de “violence physique extrême”, vécu tu dis comme “une vengeance contre la vie, pour tout le monde”, tu parles pourtant d’une “période géniale”. C’est qu’au milieu de 15 adolescents, avec ton frère parmi eux, tu retrouves une famille. Seulement, le cocon se déchire à tes 17 ans. Entre renvois et arrestations, la bande est dépouillée de 12 membres. Le grand frère part, et, toi, tu quittes ton père qui t’a menti et déçu pour vivre chez tes grands-parents.

Mélissa, ton foyer aussi est à la dérive, entre un beau-père violent, un père alcoolique criblé de dettes et une mère liberticide. A 15 ans, en plus de la boulimie, des excès d’alcool, tes automutilations deviennent récurrentes. “Il faut qu’il y ait un élément déclencheur”, me racontes-tu. “Ãlors, dans ma tête, dans mon estomac, c’est une boule de fils emmêlés, entre tristesse et colère. La tension monte. J’ai juste envie de mourir, mais je ne peux pas mourir, là tout de suite. Alors le seul truc qui me soulage, c’est de faire sortir le sang pour faire sortir la douleur mentale. Je n’ai pas le choix.”

Des enfers à la Lune

Corentin, tu as 17 ans, et cela fait deux ans que le psychiatre ne cerne pas ce que tu as. Il t’a déclaré dépressif chronique, avant que tu ne changes de spécialiste. De plus en plus, tu souffres de ce que tu appelles “tes crises de cœur” - en réalité des crises de panique - qui compressent ta poitrine jusqu’à tomber dans une détresse sans fin. Ce n’est pas une peur de mourir, c’est une peur d’agresser, d’être agressé. À tes 18 ans, tu peux les vivre jusqu’à dix fois par jour. Plus lentes, plus longues, sont les crises d’angoisses. Elles enserrent aussi le cœur, les poumons, grimpent lentement, tentaculaires, à l'intérieur. Et puis les crises de boulimies, jusqu’à en vomir. Et puis les tentatives de suicides. Une trentaine entre tes 15 et 22 ans. “Si le train de marchandise passe, je reste”, te dis-tu un jour, debout sur les rails. Pourtant, tu sais encore que ton geste “ne signifie pas réellement une envie de mourir”. “La vraie envie, c’est celle de revenir, en ayant tué une partie de soi.” À 20 ans, entre comas éthyliques - “je me battais limite avec les autres pour avoir la bouteille”, te souviens-tu -, overdoses de médicaments, les allers-retours aux hôpitaux, différents à chaque fois, font déjà partie de ta vie.

Cette douleur mentale, si forte qu’elle vous rend insensible à la douleur physique et au danger, vous vient de votre dysrégulation émotionnelle. Elle rend instable votre image, vous faisant sentir comme une “merde”, un “monstre” ou un "génie", autant que celle des autres. Vous avez notamment pris l'habitude de noter vos amis dans un cahier avec un système à points pour vous empêcher de les adorer et de les détester le lendemain. Cette dysrégulation vous fait passer d'un extrême à l'autre parfois en quelques heures. En haut, il y a, comme me raconte Mélissa, “un état euphorique pendant plusieurs jours, quitte à démonter toute la maison, limite penser que je vais aller sur la Lune". C'est la phase d’activation, marquée par une impulsivité, une intensité émotionnelle, une idéalisation excessive de soi. En bas, vous retrouvez "un état normal, puis dépressif", où vous n'avez "plus envie de rien, comme si la vie avait perdu ces couleurs”. C'est la phase de désactivation, entre une dévalorisation extrême, et un sentiment de vide qui remplit tout.

Corentin, Namur, avril 2021. Photo : Pauline Todesco

C’est aussi cette dysrégulation qui nourrit à la fois votre agoraphobie et votre peur constante d’être abandonné.e. Vous n’avez encore que 20 ans, mais avec les années, cette peur vous poussera chacun à cloisonner vos relations au maximum. Avec toi Corentin, personne n’aura plus droit à l’erreur pour rester dans ta vie. Mélissa, tu diras “stop à l’amitié, stop à l’amour, avant d’en souffrir”. Abandonner plutôt qu’être abandonné.e.  Comme c’est curieux tout à coup, de vous voir assis, le sourire aux lèvres, comme si le passé n’était pas présent partout, tout le temps. Mais il est vrai que les choses changent.

Un seul mot vous manque

Pour toi Corentin, le changement a débuté à tes 20 ans, après cinq années d’errance de diagnostic, quand ton psychiatre - le second, l’actuel aussi -, déclare que tu souffres d’un "trouble de personnalité borderline (TPB)". “Une délivrance infinie”, comme tu dis. Tu ajoutes que ta vie a commencé ce jour-là, parce que tu savais enfin où tu devais te battre. Mélissa, tu ne connaîtras ce jour que six ans plus tard.

Pourtant, même si vous ne le saviez pas, “ça” a toujours été un peu là. “Il y a un substrat biologique”, expose Martin Desseilles, psychiatre et psychothérapeute belge, “qui crée des dysfonctions, c’est-à-dire des altercations du fonctionnement, en terme de connectivité au niveau des régions émotionnelles”. La maladie naît alors lors de l’adolescence, dans cette interaction génétique et expérientielle où la personne vit des traumatismes répétitifs “liés à des problématiques d’attachement, d’invalidation, de régulation émotionnelle”, explique pour sa part David Maréchal, psychologue spécialisé dans la prise en charge du TPB. Mais, selon Martin Desseilles, “dans le fond, être une personne avec un TPB, ce n’est pas une identité. C’est une hypothèse de diagnostic pour pouvoir se reconstruire vers autre chose.” 20 ans, c'est un drôle d'âge pour se reconstruire.

Retomber, recommencer

Quatre mois, deux semaines, deux heures. C’est le temps que tu as passé, Corentin, sur les bancs de l’école les trois années suivant l'annonce de ton psychiatre. À ta quatrième rentrée en rhéto, portant enfin tes nouvelles dents après avoir remplacé celles qu’on t’a cassées un an plus tôt en te ceinturant et te jetant dans les escaliers, tu arrives à l’école décidé à assumer pleinement ton diagnostic. A 23 ans, tu es le premier de ta fratrie à obtenir le CESS. “Même si j’étais le plus faible, je pouvais accomplir de grandes choses”, te souviens-tu. À ce moment-là, cela fait deux ans que tu n’as plus fait de tentative de suicide. Au même âge, ton passé semble s’éloigner aussi, Mélissa. Les automutilations ont cessé, tu as quitté le foyer familial, et rencontré Nicolas, l’amour de ta vie, ton « pilier », ton « co-équipier ». Pour la première fois depuis tes 15 ans, tu es à nouveau heureuse. Rien ne pouvait présager qu’un deuil allait bientôt noircir tout ce qui était beau.

Mélissa, Charleroi, avril 2021. Photo : Pauline Todesco

Malgré tes progrès Corentin, les symptômes ne se taisent pas. Certains apparaissent même dans les années qui viennent. Des crises de bipolarité, une crise de schizophrénie, où tu vis un “trou noir”, parlant seul, immobile, pendant quatre heures sous la pluie. Une crise de fragmentation de personnalité, où la tienne se divise en cinq autres, que tu nommes une à une. Au toi héroïque, par exemple, tu donnes alors le nom de “Corius”. Au toi enfant, tu donnes ton nom. Au toi que tu ne voulais pas être, un nom que tu évitais tant de prononcer que tu ne peux t’en rappeler.

Parfois, le déclic vient d’où on ne l’attend pas. De ton diplôme, preuve de ta revanche sur le destin, Corentin, ou de cet article, Mélissa, qui a enfin permis à ton compagnon de mieux te comprendre. Mais entre l’envie d'épargner vos familles et le besoin d’elles pour se reconstruire, le silence est souvent plus facile. Plus courageux aussi, j'en suis convaincue à ce moment-là. À Namur, sur les rives de la Meuse avec toi Corentin, je te confie ce que je n’ai pas dit aux miens. Tu me réponds “à leur place, quand je l’apprendrai, je serai en colère. Tu ne leur donnes pas le choix de vivre ce qui t’arrive avec toi”. Revenons à Mélissa, j’aurai mieux fait de me taire, comme avec eux.

Entre précarité et violence, la vie de ton père, Mélissa, est marquée par les difficultés. En 2013, tu as 25 ans. Tu le perds en une semaine, lorsqu'il décède d'un cancer généralisé non-diagnostiqué.

Entre précarité et violence, la vie de ton père, Mélissa, est marquée par les difficultés. En 2013, tu as 25 ans. Tu le perds en une semaine, lorsqu'il décède d'un cancer généralisé, que personne n'avait diagnostiqué.

Entre précarité et violence, la vie de ton père, Mélissa, est marquée par les difficultés. En 2013, tu as 25 ans. Tu le perds en une semaine, lorsqu'il décède d'un cancer généralisé, que personne n'avait diagnostiqué.

Mourir ou dormir

En sept ans, Mélissa, tu changeras sept fois de traitement, avec toujours le même résultat : après une phase amorphe, le corps s’habitue, et les médicaments ne te font plus d’effet. Corentin, tu n’as pu les supporter que trois ans. Entre anxiolytiques et antidépresseurs “j'étais un zombie”, dis-tu. D’ailleurs, tu ne te rappelles absolument pas de cette période. Ça “t'empêchait de te suicider”, mais selon toi, “ça a aggravé ta dépression d'une manière incroyable”.

"Puisque le TPB est une maladie de l’émotion, et non une maladie psychiatrique, elle ne se soigne qu'avec la psychothérapie", explique Pierre Nantas, affligé de voir tant de psychiatres prescrire des traitements lourds aux personnes souffrant d’un TPB. Le problème résulte de la grande difficulté de poser un diagnostic sur cet état de détresse, où aucun symptôme n'est spécifique à ce trouble, mais où chacun d'entre eux peut renvoyer à d'autres hypothèses. En attendant, poursuit Nantas, “les antidépresseurs, les anxiolytiques aggravent le cas de la personne : soit le trouble sera accentué, soit il faudra augmenter les doses. On est complètement shooté, et ça devient une addiction”. Addicts, vous l’avez été, tous les deux. Après un moment de lucidité, Corentin, tu t’es sevré du jour au lendemain. Les effets secondaires et le manque étaient plus supportables que de ne plus arriver à réfléchir.

Mélissa, tu as choisi la résilience. Ainsi, depuis 2017, la méditation et la mélatonine - l’hormone du sommeil - remplace tes somnifères pour réguler tes nuits. Et il y a deux ans, vous avez, avec ton psychiatre, enfin trouvé le bon traitement. Il a été allégé, avec un régulateur d’humeur et un anxiolytique, mais seulement en  “cas de besoin”, c’est-à-dire de manière ponctuelle. La libido est revenue, et avec elle, l’arrêt de la pilule.

Avec un seul calmant, efficace en cas de crise d’angoisse, tu es, toi aussi, revenu aux médicaments, Corentin, même s’ils ne constituent, de très loin, que la dernière pièce de ta solution.

Corentin, Namur, avril 2021. Photo : Pauline Todesco
Mélissa, Charleroi, avril 2021. Photo : Pauline Todesco

L’argent s’envole, la douleur reste

“Jusqu’à mes 25 ans, j’étais persuadé que je ne travaillerai jamais. Que la maladie me tuerait avant.” Corentin, tu as essayé pourtant. Une formation en vente, en menuiserie, en marketing, quatre mois de travail en deux fois, pour rembourser tes dettes. Mais tu es toujours parti. Quand je te dis que je n’ai arrêté mes études qu’un an, tu es étonné. C'est que moi aussi, quand les médicaments sont devenus pires que mon trouble, je les ai arrêtés à temps.

Pierre Nantas avertit : “plus longtemps dure la thérapie médicamenteuse, plus le borderline se désocialise. Il y a énormément de jeunes qui se retrouvent à 25 ans avec un statut d’handicapé mental, parce qu’ils sont incapables de retourner dans le travail." 

Corentin, Namur, avril 2021. Photo : Pauline Todesco
Mélissa, Charleroi, avril 2021. Photo : Pauline Todesco

A 25 ans, Mélissa, ta dépression te fait quitter ton travail d’éducatrice. Trois ans plus tard, tu réessaies, suite à une formation de fleuriste. Mais ça ne marche pas. “Je me vois mal, en plein conflit, dire à mon boss, ‘stop, je demande une pause parce que je suis borderline’. Je me vois mal pleurer devant mon patron parce qu’il me fait une réflexion, ou arriver pleine de joie et vouloir démonter le magasin."

Alors, tu ne travailles plus. L’argent, lui, s’envole. Corentin, tu estimes à 15 ou 20 000€ tes dépenses depuis tes 15 ans pour essayer de gérer ton trouble, que tu as d’abord pu payer grâce à des aides pour ta condition d’orphelin, puis grâce à un héritage. Mélissa, entre les ambulances, les hospitalisations, les psychiatres, les psychologues et les médicaments, chaque année depuis 2013 t’a coûté en moyenne 1920€. Depuis que ton traitement a été allégé il y a deux ans et que tu es passée au tiers payant, tu as vu tes frais annuels se réduire en moyenne à 730€.

En théorie, les personnes souffrant de TPB, qui ne sont pas en mesure de travailler, peuvent se tourner vers le SPF Personnes Handicapées. Celui-ci explique que "le médecin évaluateur ne dresse pas la liste des pathologies dont souffre le demandeur, mais estime leurs répercussions sur les difficultés rencontrées pour effectuer certains actes de la vie quotidienne". Autrement dit : le diagnostic médical de la personne n'est pas une preuve de son handicap, mais une analyse de son quotidien peut en être une. Cette analyse se fait en priorité, et parfois seulement, sur base d'un formulaire. Or, de l’ASBL Similes, dédiée aux proches de personnes souffrants de troubles psychiques, qui côtoie depuis dix ans ces problématiques, aux médecins-conseils des mutuelles, l’avis est sans appel : le formulaire du SPF, trop rigide, n'est pas probant pour évaluer un handicap psychique car il ne prend pas en compte l'aspect fluctuant de la maladie. Les mutuelles sont alors l’option restante. Mais si le demandeur obtient une allocation d’invalidité, après avoir touché pendant un an une allocation de remplacement de revenu, c’est que sa mutuelle a reconnu en lui une capacité de gains, autrement dit une preuve de sa capacité à travailler. Si elle n’avait pu le constater, le demandeur n’aurait pas droit à cette allocation mensuelle de 900€, qui constitue alors son unique revenu, s'il est en ménage avec son conjoint .

Les chemins de traverse

Parfois, je vois une maison en cendres dans mon ventre. Ce n’est pas qu'un compte en banque la reconstruirait, mais l'on peut déjà acheter de nouvelles pierres.

Être relativement autonome financièrement est une étape, mais vers la survie, non le rétablissement. Il faut encore être accompagné. Martin Desseilles et Pierre Nantas insistent sur la nécessité d’une thérapie comportementale structurée et humaniste. En Belgique francophone, il existe quelques lieux indépendants comme le centre PEPS-E, rattachés à des unités hospitalières, comme le programme METIS, ou directement intégrés aux cliniques, comme La Passerelle, dédiés au traitement du TPB. Aucune de ces thérapies spécialisées ou de ces organismes n’a pourtant croisé votre route.

Mélissa, il t’a fallu trois essais et sept ans pour trouver la bonne psychologue. Et depuis qu’elle te suit, Nicolas, ton compagnon, t’a dit que “tu avais progressé d’une manière phénoménale”. La qualité de ta psy est d’avoir mis rapidement en place des outils concrets, comme ton journal d’émotions. Une fois calmée, il te permet de réfléchir et de prendre du recul sur ce que tu as ressenti. “Petit à petit, on apprend à devenir, je ne vais pas dire normal, mais en tout cas à avoir des émotions plus équilibrées en société.” À ce rythme, tu espères retravailler d’ici un an, à ton compte ou avec un poste le plus indépendant possible, loin des tensions.

Avec l’aide de l’ASBL En Route, Corentin, tu as commencé il y a trois mois une formation pour devenir pair-aidant. Cette activité, encore en construction, permet à des personnes en souffrance d’être accompagnées par des personnes qui se sont rétablies après avoir vécu les mêmes problématiques. C’est que, tu le sais toi aussi grâce à ton "incroyable" psychiatre, “la seule chose qui marche avec une personne borderline, c’est la qualité de la relation”, explique Pierre Nantas. Son but est de vous révéler à quel point, comme le dit Martin Desseilles, “la variabilité de votre réponse émotionnelle est à la fois le problème et la solution”. Contrairement aux autres, votre corps a cette possibilité, de faire varier l’intensité des émotions. Pour en devenir maîtres, vous avez donc commencé à millimétrer votre vie.

Corentin, Namur, avril 2021. Photo : Pauline Todesco
Melissa, Charleroi, avril 2021. Photo : Pauline Todesco

Tenir sur le fil

Chez toi Mélissa, les calendriers, les listes, les menus, les chronomètres rythment ta vie. Quand Nicolas fait le ménage, il fait une photo avant et calcule la distance entre les objets, pour que tout puisse être remis en place. Étrangement, dans cet ordre, il reste une part d'indicible. Pas une journée sans méditation, sans prière païenne, sans rituel, avec du sel de protection, ou des pierres énergétiques, que tu recharges à l’entrée de l’appartement. Tu veux que tes émotions vivent, et tant pis si elles deviennent dangereuses, tes amulettes les rattraperont. De “démon”, ton trouble est devenu un “don”, “une petite fée sur ton épaule”. Tu partiras bientôt au combat avec elle, même si pour l’instant, comme tu dis, tu “enfiles encore ton armure de guerrière.”              

Corentin, tu décris ton mode de vie comme “autiste”. “Je répète quasiment tout avec un même laps de temps - de mes sorties, seul ou avec mes amis, à mes cycles de sommeil, jusqu’à mes relations sexuelles. J’ai besoin que chaque journée soit la même que la journée de la semaine prochaine.” Tu ne fumes pas, ne te drogues pas, n’écoutes pas de musique. Tu évites soigneusement, tout ce qui pourrait te causer un déséquilibre émotionnel. “S’il arrive quelque chose de désagréable, il faut absolument que j’utilise toutes mes ressources pour le faire passer en positif. Très vite. Dans l’heure.” Pour préserver à tout prix cette “balance très fragile”, tu n’as qu’une solution : “je ne peux pas me laisser aller trop bien. Si je me laisse monter, la chute va être trop dure”. Moi, je lui confie : je me laisse monter. “C’est dangereux”, me réponds-tu.

Corentin, ta guerre est presque finie. Tu as trouvé ta “vie parfaite”. “Elle est très basique, mais j’ai compris que je devais la tenir, émotionnellement, la plus stable, et la plus ennuyeuse possible. Aujourd’hui, je me sens invincible.” Au point d’envisager pour la première fois la possibilité de devenir parent. Au point d’être “très heureux d’être borderline." “C’est du pain béni, qui a été bénéfique à ma vie. Je n’aurais pas voulu être normal, même si j’aurai pu en mourir.”

Archive - crédit inconnu. La maman, le frère de Corentin,et lui, bébé.

Ton frère - à gauche - ta maman, et toi, Corentin. Aujourd'hui, entre ton frère ta soeur et toi, le lien est plus fort que jamais.

Ton frère - à gauche - ta maman, et toi, Corentin. Aujourd'hui, entre ton frère ta soeur et toi, le lien est plus fort que jamais.

Corentin, tu avais raison. Je ne peux pas espérer que les gens m'entourent si je leur mens. J'ai appelé mes parents, je leur ai dit. Les examens ratés à cause de mon aller-retour aux urgences, et l’hospitalisation qui a suivi. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Peut-être une confiance nouvelle entre nous. Quand j'écris ces lignes, j’attends déjà avec impatience mon second rendez-vous avec ma nouvelle psychologue. Un aveu, une thérapie, un été. Attention. Bonheur frais. A peine éclos. Fragile. Ne pas toucher.