Une fratrie face au choix de l’euthanasie

Un appartement chaleureux, un chat affectueux et sur la table du salon, une bouteille de vin blanc et un bol de chips. On pourrait croire à une soirée ordinaire entre amis ou en famille mais aujourd’hui, Lucie, Coline et Quentin se retrouvent pour se replonger quinze ans en arrière. Le temps d’une soirée, ils vont discuter et finir par partager leurs ressentis sur l’euthanasie de leur père, en 2009.
"Voir que la vie n'est plus là, c'est un truc qui m'a marqué "
Assise au milieu du canapé, c’est Lucie qui commence à partager ses souvenirs.
Lucie avait neuf ans quand son père a eu un cancer de l’estomac. Après deux ans de rémission et un nouveau regard sur la vie, le cancer est revenu. Cette fois-ci, moins d’espoir : « Toutes ces souffrances et pas d’issues ». À la gauche de Lucie, Coline enchaine sur les propos de sa sœur et ajoute que leur père ne savait plus rien faire, que ses souffrances physiques étaient horribles, à tel point qu’il ne s'est passé que deux jours entre la demande et l’euthanasie. Quentin, assis tout à gauche, précise que le chef de service avait d’ailleurs fait une exception. Coline avait quinze ans, Lucie, onze, Quentin, vingt-et-un. À peine adultes, enfants et adolescents, chacun d’entre eux a ressenti ces journées différemment. Tous les trois assis sur le canapé, chaque membre de la fratrie donne un regard singulier sur les événements.
« Je dois t’annoncer quelque chose ». Un électrochoc comme le décrit Quentin. Pourtant, il le savait, il voyait que son père était très malade mais quand ce dernier l’a appelé, il n’imaginait pas que ça pouvait arriver. Les deux sœurs, elles, étaient en train de regarder le film Mission Cléopâtre quand leur mère leur a annoncé le choix de l’euthanasie. Elles ont eu deux réactions différentes. Lucie, la plus jeune, en pleurs dans les bras de leur mère et Coline, comme anesthésiée qui dit être restée en retrait, en état de choc. Comme Quentin, Lucie voyait que son père « Ne savait plus rien faire » mais pourtant la possibilité de son décès ne lui était pas venue à l’esprit. Cette annonce, c’était un mercredi.
Le vendredi, toute la famille s’est réunie à l’hôpital et le père a glissé un mot à chacun de ses enfants, au creux de l’oreille. Aujourd’hui, Lucie se rappelle de cette « Chance » d’avoir pu dire au revoir. Coline, pourtant, n’abonde pas dans le sens de sa sœur, elle était tellement sous le choc qu'elle n’a pas pu dire au revoir « Faire ses adieux que si on est prêt à les faire ». Ensuite, chacun a eu le choix de sortir ou rester dans la chambre. De la fratrie, seul Quentin est resté. Les souvenirs, les images qu’il a de ce jour-là lui sont restés en tête. « Voir que la vie n’est plus là, c’est un truc qui m’a marqué ». Il se souvient de la rapidité du processus, en quelques minutes son père est décédé et cette image, il la garde. Parfois, il en fait des cauchemars. Lucie et Coline sont restés dans le couloir. Coline se souvient d’une attente paradoxale : « On était dans le couloir et on attendait, mais en fait, on attend rien ».
Dans ce même couloir, après la mort de leur père, la fratrie a reçu la visite d’une psychologue mais selon Coline, ils étaient trop sous le choc pour pouvoir être aidés correctement. Quentin hoche de la tête : « Pourquoi on doit être là (avec la psy)» . Après coup, Lucie se souvient être rentrée chez elle : « On rentre à la maison, mais en fait, on rentre de quoi ? » et avoir regardé l’Age de glace avec sa sœur. Un film qu’elle ne peut plus regarder.
Avant le choix de leur père, ils ne savaient pas forcément tous ce qu’était l’euthanasie, Lucie, la plus jeune a dû avoir des explications de sa maman mais aucun ne regrette le choix de leur père après réflexion. Coline se souvient même d’avoir ressenti un soulagement de voir la souffrance partir, que c’était terrible mais nécessaire. Quentin, qui pourtant confie à ses sœurs n’avoir pas vraiment d’avis sur l’euthanasie partage son ressenti sur celle de son père : « Ton corps te fait tellement souffrir que tu vas pas rester pour rester ». Lucie, elle aussi, pense que l’euthanasie est une bonne chose mais c’est une réflexion qui est arrivée plus tard, vu son jeune âge.
Réunis aujourd’hui, quinze ans plus tard, dans le canapé, les trois frères et sœurs s’interrogent et se questionnent entre eux sur l’impact que la mort de leur père, arrivée alors qu’ils étaient encore jeunes, a pu avoir sur leurs choix et leurs vies. À vingt-et-un ans, Quentin avait une vision de la mort éloignée, ensuite il a ressenti le poids des responsabilités. Perdre un parent quand on est jeune, ça marque, Coline pense même avoir choisi ces études en fonction de cet événement. À haute voix, elle finit même par soulever cette grande interrogation : « Si mon père n’était pas mort, est-ce que je serais une personne différente ? » et Quentin abonde directement dans son sens : « Oh, je me suis posé cette question toute ma vie ». Il ressent d’ailleurs une envie de profiter de la vie, leur père n’avait que 50 ans quand il a demandé l’euthanasie « Le fait de décéder si jeune, ça veut dire que dans 16 ans moi je décéderai ».
Cette fratrie a été marquée par l’euthanasie de leur père mais leurs relations ont aussi été modifiées. Ici, dans le cocon de l’appartement de Lucie, ils ont bien voulu se réunir pour partager leurs souvenirs mais pendant tout un temps, ils n’en ont pas beaucoup parlés … Quentin et Coline s’accordent sur le fait qu’il y a eu « Deux temps », deux phases qu’ils ont vécues après le décès. Coline voit cette première phase comme sa période de rébellion d’adolescente, elle se sentait « Ailleurs » et elle était moins là pour sa famille. Elle admet avoir fui et n’avoir pas été une très bonne grande sœur pour Lucie. C’est seulement dans un second temps qu’elle s’est rapprochée de ses frères et sœurs et qu’elle a pu vivre son deuil. Quentin se rapproche de ce sentiment. Lucie regarde son frère et se permet d’ajouter qu’elle l’a beaucoup moins vu dans cette première période mais qu’elle, et elle le précise en souriant, elle a toujours été là. Ce à quoi, Coline et Quentin répondent en chœur que c’est parce que c’était la plus petite. Maintenant, les frères et sœurs se sentent très proches les uns des autres et ils sentent qu’ils peuvent se faire confiance. Le deuil les a éloignés pour se retrouver par après.
Une soirée, trois regards, trois vécus et trois sentiments sur la même expérience de vie, sur l’euthanasie de leur père et le deuil qui en a découlé. Quinze ans plus tard, Coline finit son verre de vin, Quentin caresse le chat et Lucie ferme la porte de son appartement, ils ont partagé une soirée et des souvenirs.