Dans la dynastie Mulliez,

le secret fait foi

Une famille d’entrepreneurs du Nord influents mais discrets

Plus qu’une simple famille, les Mulliez constituent un empire. Entreprises, contrats, mariages et divorces : tout est soigneusement orchestré par l’Association familiale Mulliez (AFM), un modèle unique au monde. La dynastie originaire de Roubaix génère des milliards - avec ses géants économiques Auchan et Decathlon notamment - tout en cultivant, de génération en génération, le secret et l’entre-soi. Récit.

Image générée par Midjourney

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À deux pas de l’Élysée, dans le 8e arrondissement de Paris, robes de soirée et smokings s’avancent sur le perron de l’hôtel particulier du Cercle de l’Union Interalliée. Dans les rues parisiennes, en cette soirée de mars 2023, la manifestation contre la réforme des retraites bat son plein ; au même moment, quelques rues plus loin, une centaine de convives prennent place dans un salon feutré. Tentures aux murs, parquet massif recouvert d’épais tapis. Les fenêtres, encadrées de lourds rideaux bleu ciel, donnent sur un jardin privé et la Tour Eiffel. Princes, comtesses, hommes d’affaires, officiers… sont venus assister au dîner organisé en l’honneur des Motte, une illustre lignée du Nord. 

L’organisateur de l'événement, Thierry Prouvost, la soixantaine élégante, préside l’association « Le Paris du Nord » qui réunit à intervalles réguliers les grandes familles des Flandres pour des événements mondains. Seuls les Mulliez brillent par leur absence. « Ils sont très discrets ; je n’ai pas réussi à créer de liens avec eux. »

La récéption privée s'est tenue dans le salon Marc de Beaumont. Crédit Photo : Karel de Gendre

La réception privée s'est tenue dans le salon Marc de Beaumont. Photo : Karel de Gendre

La réception privée s'est tenue dans le salon Marc de Beaumont. Crédit photo : Karel de Gendre

La dynastie Mulliez fascine par son effacement et son absence médiatique. Ses enseignes, pourtant, sont très ancrées dans nos habitudes de consommation. Leurs noms ? Auchan, Decathlon, Leroy Merlin ou encore Krëfel, une chaîne belge spécialisée dans l’électroménager. Toutes fondées par des descendants de cette grande lignée, ces marques sont devenues incontournables dans le quotidien de millions de personnes. Et la réussite est présente : près de 100 milliards d’euros générés chaque année, un demi-million d’emplois et 8 000 points de vente dans le monde. Le tout, en seulement une centaine d’années.

Culture de l’entre-soi

L’histoire commence le lundi 24 septembre 1900, à Roubaix. Face à l’adjoint au maire de la commune, Louis Mulliez et Marguerite Lestienne se disent « oui ». Le jeune homme de 23 ans, fils et petit-fils de fabricants de tissus, vient d’un milieu modeste ; par son mariage, il accède à la bourgeoisie roubaisienne. Marguerite, pas tout à fait 20 ans, est décrite comme délicate, discrète et à l’écoute. Lui est doté d’une personnalité plus rustre, autoritaire : on le dépeint comme un acharné de travail. Le travail et la famille : telles sont les bases structurelles de cette longue saga.

Entre 1901 et 1922, douze enfants voient le jour. « Dans les grandes familles catholiques des Flandres, c’était une fierté de faire beaucoup d’enfants : elles devaient être nombreuses, généreuses et unies », rappelle Thierry Prouvost. Mais pour garantir cette unité, la rigueur au travail et dans l’éducation était de mise.

Si les enfants sont tous envoyés en formation, trois filles se marient dès la vingtaine et les nouveaux gendres intègrent aussitôt les entreprises familiales. Un choix presque évident vu qu’ils sont souvent choisis parmi les amis des frères et sœurs Mulliez. « Ce sont des familles qui ont leurs caractéristiques propres mais qui ont eu la même formation, sont dans les mêmes institutions, se connaissent depuis toujours : les mariages n’étaient donc pas considérés comme arrangés, mais considérés comme des unions naturelles », explique le président du « Paris du Nord ».

Quelques générations plus tard, le schéma, bien qu’un peu moins strict, reste inchangé, confirme un descendant Motte : « Mes parents connaissent très bien des Mulliez. On habite tous dans le même coin, donc c’est normal qu’on les fréquente. »

L’histoire commence le lundi 24 septembre 1900, à Roubaix. Face à l’adjoint au maire de la commune, Louis Mulliez et Marguerite Lestienne se disent « oui ». Le jeune homme de 23 ans, fils et petit-fils de fabricants de tissus, vient d’un milieu modeste ; par son mariage, il accède à la bourgeoisie roubaisienne. Marguerite, pas tout à fait 20 ans, est décrite comme délicate, discrète et à l’écoute. Lui est doté d’une personnalité plus rustre, autoritaire : on le dépeint comme un acharné de travail. Le travail et la famille : telles sont les bases structurelles de cette longue saga.

Entre 1901 et 1922, douze enfants voient le jour. « Dans les grandes familles catholiques des Flandres, c’était une fierté de faire beaucoup d’enfants : elles devaient être nombreuses, généreuses et unies », rappelle Thierry Prouvost. Mais pour garantir cette unité, la rigueur au travail et dans l’éducation était de mise.

Si les enfants sont tous envoyés en formation, trois filles se marient dès la vingtaine et les nouveaux gendres intègrent aussitôt les entreprises familiales. Un choix presque évident vu qu’ils sont souvent choisis parmi les amis des frères et sœurs Mulliez. « Ce sont des familles qui ont leurs caractéristiques propres mais qui ont eu la même formation, sont dans les mêmes institutions, se connaissent depuis toujours : les mariages n’étaient donc pas considérés comme arrangés, mais considérés comme des unions naturelles », explique le président du « Paris du Nord ».

Quelques générations plus tard, le schéma, bien qu’un peu moins strict, reste inchangé, confirme un descendant Motte : « Mes parents connaissent très bien des Mulliez. On habite tous dans le même coin, donc c’est normal qu’on les fréquente. »

Pour vivre heureux, vivons cachés

La famille est implantée de longue date à Croix, une commune limitrophe de Roubaix. « Croix est considérée comme l’une des villes les plus riches de France », souligne Thierry Prouvost. Le quartier Beaumont, en particulier, est privilégié par les familles fortunées. Calme et cossu, il abrite la Villa Cavrois ainsi que le Château de la Fontaine, propriété de Gérard Mulliez, le fondateur d’Auchan. « Toutes les grandes familles voisines se connaissent et s’arrangent pour que les maisons en vente restent dans leur giron », confesse le jeune facteur attitré à la zone depuis plusieurs années, rencontré au détour de sa tournée.

Un endroit en particulier réunit une bonne partie du clan Mulliez : le chemin de la Vacquerie, le long duquel sont sortis de terre au fil des années des lotissements ultra-sécurisés. Là, derrière de grands portails, se dissimulent de belles propriétés. Les Mulliez y sont connus pour leur mode de vie très discret. Il est très mal considéré de faire étalage de sa richesse, de collectionner les belles cylindrées, de posséder plusieurs propriétés ou de se déplacer en jet privé. Business oui, show-biz non. Gérard Mulliez n’hésite pas à organiser ses repas d’affaires chez Flunch, chaîne de restaurants bon marché qui appartient à la famille. Mediapart relate qu’il aurait un jour ordonné à l’un des siens le retour d’une Porsche tout juste acquise chez le concessionnaire…

« La famille a un rapport spécial à l’argent : il y a une mythologie de la non-jouissance, raconte l’un de ses membres, qui a pris ses distances. Il est très mal vu de dépenser à outrance. »

« Nous avons des règles implicites, expliquait un descendant et cadre de Decathlon, Fabien Derville, dans un article du Monde publié en juillet 2021. Vivre avec son salaire, ne pas jeter l’argent par les fenêtres, s’endetter pour une résidence principale mais pas pour une résidence secondaire, s’assurer que l’enfant est au travail, dans la vraie vie, comme ça, il aura moins le temps de dépenser. »

Une austérité dictée par la religion, centrale dans la vie des membres de la famille Mulliez. « Ces grandes familles ont un catholicisme très prononcé, exclusif. Elles doivent tout à l’Église », assure Thierry Prouvost. Dès le plus jeune âge, les enfants sont confiés à des établissements catholiques privés de Roubaix, Marcq-en-Barœul ou Dunkerque. Des établissements que les générations suivantes continuent de fréquenter.

De l’autre côté de la frontière, la famille est également bien ancrée dans la ville belge de Néchin où, à partir des années 80, « elle achète de grands terrains cultivables », note une voisine.  L’une des rues de la commune a même été surnommée « Mulliez » tant sa présence y est importante : elle occupe au moins sept maisons dans la même rue, si l’on en croit la cartographie réalisée en 2019 par le député belge (PTB) Marco Van Hees. Même chose à Tournai. Les membres de la famille qui y vivent sont invariablement décrits comme très effacés. Beaucoup d’habitants du quartier affirment « n’en entendre jamais parler ».

« Ils ne souhaitent pas se montrer ; on parle seulement d’eux à travers leurs enseignes », constate l’héritier Prouvost. Fuyant les évènements mondains, le clan s’attache à maintenir des liens solides entre ses membres, à travers l’organisation de rassemblements privés.

Séminaires familiaux et réseau social interne

Les jeunes Mulliez sont très vite invités à participer à des rendez-vous formels : séminaire d’intronisation, formations internes à la Cité des échanges de Marcq-en-Barœul, stages dans les entreprises familiales, assemblées générales semestrielles. Mais aussi, des rencontres plus festives au cours desquelles ils apprennent à se connaître. Dans un documentaire réalisé par un membre de la dynastie, on y voit des centaines de Mulliez réunis lors d’un grand week-end de cousinades à Ostende, en Belgique. Au programme : jeux pour les enfants sur la plage, messe collective et moments conviviaux.

« Les Mulliez sont passionnés par la famille, pointe le journaliste Bertrand Gobin, auteur de La face cachée de l'empire Mulliez. Au-delà du côté économique, ils ont une vraie fibre familiale et attachent beaucoup d'importance à ce que tout le monde se connaisse. » Par exemple, à travers des stages de voile, des randonnées ou des sorties au golf. Pour que chacun ait des nouvelles de ses lointains cousins, un magazine est publié en interne trois fois par an. Chaque heureux événement est consigné dans un annuaire mis à jour tous les deux ou trois ans. Les Mulliez possèdent leur propre réseau social interne : un outil que d’autres grandes familles leur envient. 

« Tous dans tout » : l’essor du communisme familial

Tandis que la famille s’agrandit, que les entreprises et les usines se multiplient, est décidée la création de l’Association familiale Mulliez (AFM). Son siège se trouve à Roubaix, à côté du très chic parc Barbieux. Le traité fondateur, signé au Palace des Thermes, dans la cité balnéaire belge d’Ostende, est scellé en février 1955 et prévoit le partage équitable des parts des différentes entreprises créées. « Tous dans tout », se jurent ses membres, un mantra qui reste le ciment de la famille jusqu’à aujourd’hui. Tous doivent récolter les fruits des différentes sociétés, qu’ils y travaillent ou non. Ce système qui permet aux Mulliez de rester collectivement propriétaires de toutes les firmes répond à l’autre leitmotiv de la famille : « faire mieux ensemble que chacun séparément. »

L’AFM constitue un modèle unique au monde : la famille a créé son propre système financier et refuse d’être cotée en bourse - « le cancer du monde », juge le fondateur d’Auchan, Gérard Mulliez. Chaque année, le 1er juillet, les membres de cette grande lignée peuvent revendre ou acheter des « paniers garnis » de titres des entreprises familiales. « On s’enrichit pour tout le monde - même si je n’ai jamais été à la tête d’une entreprise, je suis héritier, donc j’ai des actions que je vais moi-même transmettre à mes enfants », détaille un membre de la famille sous couvert d’anonymat. Les transactions ne peuvent se faire qu’en interne.

Le journaliste Bertrand Gobin décrit ce système comme une forme de « communisme actionnarial » : « Certains ont exceptionnellement réussi et ont pu aider ceux qui, faute de s'intéresser aux entreprises, seraient restés au bord de la route et n'auraient rien pu constituer comme patrimoine. Le 'Tous dans tout' a permis de concrétiser une solidarité capitalistique. »

Galaxie des principales entreprises appartenant à l'Association familiale Mulliez (AFM). Crédit infographie : Lou Vincent

Galaxie des principales entreprises appartenant à l'Association familiale Mulliez (AFM). Infographie : Lou Vincent

Galaxie des principales entreprises appartenant à l'Association familiale Mulliez (AFM). Infographie : Lou Vincent

L’AFM n’est pas étrangère au monde, elle s’adapte : les conjoints non mariés sont autorisés à l’intégrer, ainsi que les enfants adoptés, adultérins ou issus d’une famille recomposée. Les femmes ont pu intégrer les conseils de gérance et de surveillance. Aujourd’hui, la famille Mulliez compte plus de 1 400 membres, dont environ 800 font partie de l’AFM.

Preuve que les mentalités changent : c’est un gendre, Barthélémy Guislain, qui dirige l’association depuis 2014. « La solidarité familiale Mulliez est tellement forte qu’elle s'est, dans les premières années, substituée à la libre capacité de certains des membres de la famille à disposer de leur argent. Les contraignant à laisser leur capital dans les entreprises plutôt qu'à les laisser le dilapider », souligne Bertrand Gobin.

L’ombre du patriarche

Mais ce vernis d’unité n’est pas dénué de quelques lézardes. En témoigne cet étonnant éclat de Gérard Mulliez, le fondateur d’Auchan, en décembre 2022. À 92 ans, le patriarche de la dynastie s’affranchit de son habituelle réserve lorsqu’il apprend le rapprochement avec l’un de ses éternels concurrents. « Mon refus de nous allier avec Carrefour, c’est mon dernier combat », tonne l’homme fort de la famille dans La Voix du Nord.

Gérard Mulliez, suivant l’exemple de son père, fondateur de Phildar, entreprise spécialisée dans la laine, il décide en 1961 d’entreprendre dans le domaine de la grande distribution. « Ce qui a permis de sauver la famille Mulliez de la faillite pendant la crise de 79, contrairement aux autres grandes familles du Nord restées dans la production », commente un héritier Motte. Il restera à la tête de l’enseigne pendant quarante-cinq ans, jusqu’en 2006. Date à laquelle son neveu, Vianney Mulliez, prend la relève. C’est peu dire que l’homme a du tempérament : pendant les assemblées générales de l’AFM, il n’hésite pas à donner de la voix et secouer ses descendants. 

Le maire de Villeneuve-d’Ascq, Gérard Caudron, se rappelle d’un échange qu’il a eu avec lui sur sa relation avec sa famille : « Il leur disait : faites-moi un projet, je vous donne les sous pour ça, si ça réussit je continue, si ça réussit pas, je ferme et je vous licencie ou je vous envoie travailler ailleurs.» Dur en affaires, et en famille. Aujourd’hui, le retraité s’occupe de son jardin, consacrant le plus clair de son temps à la permaculture. Un revirement pour celui qui a longtemps été le chantre de l’hyperconsommation. « On ne savait pas à l’époque, maintenant on sait ! Personne avant ne se posait la question d’une meilleure alimentation », avance Gérard Mulliez dans La Voix du Nord.

Pour les Mulliez et pour le pire

Nombre grandissant des membres, évolution des valeurs, nouvelles générations en décalage… Il semble de plus en plus compliqué pour les Mulliez de maintenir la cohésion familiale. En témoigne le nombre croissant de divorces au fil des générations. De toutes ces séparations, une seule a été médiatisée : celle de Priscilla Mulliez et Hervé Dubly. Le divorce prononcé, ce dernier est obligé de rendre ses actions dans l’AFM. C’est la règle, il le sait, mais aussi la goutte d’eau de trop pour celui qui perd son emploi dans le même temps. Il intente alors un procès contre la famille. Mais rien à faire contre les avocats de l’AFM, Hervé Dubly est contraint de se défaire de ses actions.

« Tous les contrats de mariage sont bien préparés à l'avance. Les clauses qui prévoient la séparation sont rodées », appuie l’un des membres de la famille. Une « clause de non-dénigrement » est aussi prévue pour les membres sortants de la famille. Certains héritiers choisissent parfois de prendre leur distance, à l'image des plus jeunes générations qui rechignent à prendre des fonctions au sein des conseils de gérance. D’aucuns s’en détournent après avoir questionné leur lourd héritage. Ainsi de Margaux Mulliez, petite fille de Gérard, qui se demande dans un post LinkedIn ce qu’elle a fait « pour mériter cette enfance-là. Rien, je m’appelle “juste” Mulliez.  Mais du coup, si je n'ai rien fait pour bénéficier de tout ça, je suis un peu un imposteur, non ? »

Les exemples se multiplient ; l’AFM a mis en place un organisme interne, baptisé affectio societatis, pour régler ces problèmes. Franky Mulliez, le richissime fondateur de Kiloutou, répète qu’il n’a jamais souhaité être héritier et que seule son œuvre entrepreneuriale le rend fier. Deux sœurs d’une branche de la famille, âgées d’une vingtaine d’années, se sont émancipées du carcan familial en travaillant ailleurs que dans le groupe. Depuis leur envol, cependant, certains proches les contactent régulièrement pour leur demander si elles souhaitent venir travailler dans l’AFM. Car les Mulliez gardent une certaine emprise sur leurs membres, qui refusent le plus souvent de s’exprimer à ce sujet. Quand on grandit avec le nom Mulliez, on ne s’en sépare jamais.

Nombre grandissant des membres, évolution des valeurs, nouvelles générations en décalage… Il semble de plus en plus compliqué pour les Mulliez de maintenir la cohésion familiale. En témoigne le nombre croissant de divorces au fil des générations. De toutes ces séparations, une seule a été médiatisée : celle de Priscilla Mulliez et Hervé Dubly. Le divorce prononcé, ce dernier est obligé de rendre ses actions dans l’AFM. C’est la règle, il le sait, mais aussi la goutte d’eau de trop pour celui qui perd son emploi dans le même temps. Il intente alors un procès contre la famille. Mais rien à faire contre les avocats de l’AFM, Hervé Dubly est contraint de se défaire de ses actions.

« Tous les contrats de mariage sont bien préparés à l'avance. Les clauses qui prévoient la séparation sont rodées », appuie l’un des membres de la famille. Une « clause de non-dénigrement » est aussi prévue pour les membres sortants de la famille. Certains héritiers choisissent parfois de prendre leur distance, à l'image des plus jeunes générations qui rechignent à prendre des fonctions au sein des conseils de gérance. D’aucuns s’en détournent après avoir questionné leur lourd héritage. Ainsi de Margaux Mulliez, petite fille de Gérard, qui se demande dans un post LinkedIn ce qu’elle a fait « pour mériter cette enfance-là. Rien, je m’appelle “juste” Mulliez.  Mais du coup, si je n'ai rien fait pour bénéficier de tout ça, je suis un peu un imposteur, non ? »

Les exemples se multiplient ; l’AFM a mis en place un organisme interne, baptisé affectio societatis, pour régler ces problèmes. Franky Mulliez, le richissime fondateur de Kiloutou, répète qu’il n’a jamais souhaité être héritier et que seule son œuvre entrepreneuriale le rend fier. Deux sœurs d’une branche de la famille, âgées d’une vingtaine d’années, se sont émancipées du carcan familial en travaillant ailleurs que dans le groupe. Depuis leur envol, cependant, certains proches les contactent régulièrement pour leur demander si elles souhaitent venir travailler dans l’AFM. Car les Mulliez gardent une certaine emprise sur leurs membres, qui refusent le plus souvent de s’exprimer à ce sujet. Quand on grandit avec le nom Mulliez, on ne s’en sépare jamais.

Mulliez mais pas trop :

le cas de la famille Leclercq

Un parfait exemple d’émancipation des Mulliez est la branche des Leclercq. La rupture arrive par Michel Leclercq, fondateur de Decathlon et cousin de Gérard Mulliez. Celui-ci fonde également une Association familiale d’investisseurs responsable (AFIR), calquée sur l’AFM des Mulliez… mais rien ne se passe comme prévu.

À la fin des années 1970, l’entrepreneur manque de fonds pour lancer son enseigne de sport. Il doit alors demander un soutien financier auprès de l’AFM. Pour gérer la société, les deux principaux actionnaires passent un gentlemen's agreement, accord qui repose sur l’honneur. Il fixe la distribution des parts de l’entreprise : deux tiers appartiennent à la branche Mulliez, un tiers aux Leclercq, qui conservent la direction et le reste aux salariés.

Ce fragile équilibre crée des tensions entre les deux branches familiales qui se sont notamment cristallisées en 2018, lors du renvoi de Matthieu Leclercq, le fils de Michel Leclercq, de la direction de Decathlon. Remplacé par Fabien Derville, un Mulliez, Matthieu Leclercq vit extrêmement mal son éviction, et part faire de la méditation pleine conscience sur les chemins de Compostelle.

De son côté, Thomas Leclercq, son frère, a décidé de mener une vie bien différente. Décrit par Bertrand Gobin comme « un gros actionnaire de Decathlon et sans doute de l’AFM mais sans rôle ni envie entrepreneuriale », il fait plutôt parler de lui pour avoir posté des photos de ses soirées dans sa villa près de Saint-Tropez, aux côtés de célébrités comme Ivana Trump. L’homme d’une cinquantaine d’années se fait également remarquer par ses virées nautiques entre la Grèce et Monaco.

« Les Mulliez et moi n’avons pas les mêmes valeurs, constate un Leclercq. Pour moi la transparence est importante - mais pour certains membres de cette famille beaucoup moins… »
Un membre de la famille Leclercq

Un mode de vie qui lui coûtera cher : en 2019, dix des employés de son yacht décident de le poursuivre en justice. Les motifs sont nombreux : contrats de travail non respectés, aucun jour de repos, un salaire horaire dépassant à peine plus de trois euros de l’heure... Après la saisie de son navire par le port d’Ajaccio, Thomas Leclercq verse la somme de 2,2 millions d’euros pour le récupérer. Le 5 juin 2020, les employés décident finalement d’abandonner les poursuites. Contactés, ils ne souhaitent pas se prononcer sur cette affaire : des clauses de confidentialité ont été signées entre eux et le milliardaire. 

Ce culte de la discrétion, mur de silence et d’opacité, s’est imposé à chaque demande d’interview auprès d’un membre de la famille. Seul le président de l’AFM, Barthélémy Guislain, a le droit à la parole, et il n’a répondu à aucune de nos questions. Certains membres de la famille, pourtant, commencent à exprimer le besoin d’un fonctionnement différent. « Les Mulliez et moi n’avons pas les mêmes valeurs, constate un Leclercq. Pour moi la transparence est importante - mais pour certains membres de cette famille beaucoup moins… ».