La batellerie navigue en eaux troubles

Oubliez l’avion ou le camion, trop polluants. A l’heure du changement climatique et de la réduction de l’empreinte carbone, le bateau est l’alternative idéale pour le transport de marchandises. Pourtant, le secteur fluvial traverse une période difficile, particulièrement en Wallonie. Fantasmé pour sa promesse de vie enchanteresse au bord de l’eau, le métier de batelier n’attire plus. Au point de connaître une pénurie d’apprentis. Pour mieux cerner les réalités de la profession, Mammouth est monté à bord de la péniche Revenge pour rencontrer Adrien Roy, un batelier de 33 ans qui dédie sa vie à la navigation.

« C’était en 2004, pendant les grandes vacances, j’avais 14 ans. J’avais l’habitude d’aller chez mon parrain, à Thuin. Comme les années précédentes, il est venu me chercher chez mon père, à Charleville-Mézières. Sauf que cette fois, il n’y avait pas de billet retour. J’allais chez mon parrain pour y rester, ou plutôt pour m’enfuir.

Quand j'ai dit à mon père au téléphone que je ne rentrerais pas en France, il s’est drôlement mis en colère. J’avais mes raisons.  C’était la seule manière de faire le métier de mes rêves. Quand mon père a vu que je commençais à m’intéresser à son métier, il m’a interdit de travailler là-dedans. Au téléphone, il me criait que c’était beaucoup trop risqué financièrement et que je ne saurais pas fonder de famille. Mais j’étais décidé. À la fin des vacances, j’étais inscrit à l’école de batellerie de Huy. »

17 ans plus tard, Adrien, n’a pas conservé un seul cheveu de cette époque vagabonde, mais bien le sourire d’un homme qui sait qu’il a fait le bon choix. Pourtant, si l’on regarde les conditions de travail d’un batelier, on comprend mieux les paroles du père : « Il s’inquiétait beaucoup pour sa propre survie financière, alors vous imaginez pour son fils ». Cette course à la rentabilité, c’est ce qui effraye beaucoup d’apprentis bateliers et explique une pénurie dans le secteur.

Cette année, ils ne sont que quatre en dernière année au CEFA de Huy, la seule école wallonne en la matière. C’est qu’une fois les amarres larguées, la concurrence est rude et il faut jouer des coudes pour garder la tête hors de l’eau. Concurrence ? Pénurie ? Rassurez-vous, vous ne naviguez pas sur le canal de Schrödinger, à la fois délaissé et surpeuplé. Ce flot de concurrence est grandement alimenté par les bateliers étrangers. En effet, les lois de l’Union européenne garantissent la libre circulation fluviale tant que le bateau respecte la législation de son pays d’origine. Un avantage ou un inconvénient non-négligeable, selon le pays d'où l'on vient.

On pense aux bateliers venus de l’est, notamment de République Tchèque, qui sont astreints à des lois beaucoup moins contraignantes qu’en Europe de l’Ouest. Normes de sécurité moins poussées, obtention de permis plus facilement... tout cela est vu avec beaucoup d’inquiétude par Adrien et ses compagnons de galère. Soumises à des frais moins importants en matière d’entretien ou d’équipage, ces entreprises peuvent se permettre de demander moins pour un trajet. Ceci nivelle les prix par le bas et accroît cette guerre de la rentabilité, quitte à devoir accepter des offres très basses. Selon les matériaux transportés et la durée du voyage, le prix peut très fort varier : on parle de 1000 à 30 000 euros. Mais avec les pratiques actuelles, c'est plutôt le bas de la fourchette qu'il faut viser.

Bataille navale

« En 2007, quand j’obtiens mon diplôme, je suis heureux comme un gosse : tout est dans mes mains pour réaliser mon rêve. Tout se repasse dans ma tête comme dans un film : mon enfance au bord de l’eau, le départ de chez mon père, les trois années d’études. L’aventure continuait. Mais très vite, tu te rends compte qu’à moins d’avoir gagné au Lotto, tu dois d’abord t’engager en tant que matelot pour assurer tes arrières.

C’est pour ça que j’ai commencé à travailler pour Gitra Shipping, une entreprise de transport fluvial à la tête de 26 bateaux. A bord, la liberté était toute relative : les cadences de travail étaient très soutenues, j’étais mobilisable 24 heures sur 24. Ca m’arrivait souvent de finir la journée en ayant travaillé 18 heures. Quand je débarquais sur la terre ferme, j’étais lessivé. »

Avoir les reins assez solides, à la fois mentalement mais aussi financièrement, est donc capital pour celui qui veut se lancer comme batelier indépendant. Mais les aspirants ne sont pas aidés. Loin de là. Vu l’instabilité financière du métier, les banques sont de moins en moins enclines à accorder un crédit. Avec des coûts non négligeables comme l’achat d’un bateau (en moyenne 500 000 euros), le remplacement d’un moteur (environ 300 000 euros) et des frais divers comme le nettoyage ou le stationnement, un prêt serait pourtant bien utile. La Région wallonne, compétente en matière de transport fluvial, n’est pas beaucoup plus encourageante.

Le gouvernement a longtemps promis des aides et encouragé à investir dans ce mode de transport, jugé crucial pour l’avenir, mais c’était avant la crise financière de 2008. Depuis lors, cela ne s’est que très peu transposé en aides concrètes. Pire que cela, l’installation fluviale wallonne montre régulièrement sa vétusté. Les écluses sont souvent à l’arrêt pour réparer une avarie, à l’image de celle de Viesville, sur le canal Bruxelles-Charleroi, qui est restée bloquée pendant près d’une semaine en début d'année. Un site emblématique comme le plan incliné de Ronquières présente des fuites et des chutes de blocs de béton.  

La crise a beau être passée par là, c’est dans la tempête qu’un bateau a le plus besoin de son capitaine. L’exemple à suivre vient sans surprise de nos voisins néerlandais et de leur culture des voies navigables. Là-bas, lors de la crise de 2008 ainsi qu’en ces temps de pandémie mondiale, les banques ont gelé les prêts et continué à faire des faveurs aux bateliers.

« En 2014, quand l’occasion s’est présentée d’acheter mon propre bateau, j’ai sauté sur l’occasion. J’étais désormais seul maître à bord de Revenge, une péniche de 1100 tonnes, longue de 80 mètres. Une belle bête. Mais la liberté a un prix. Avant, quand j’étais salarié, je ne faisais qu’exécuter ce qu’on m’attribuait comme mission. Maintenant, les trajets à effectuer, les clients pour lesquels travailler, c’est moi qui dois les trouver. C’est pour ça que je passe énormément de temps au téléphone, il faut sans cesse relancer pour voir s’il y a du travail pour moi. Parce que, rentabilité oblige, je ne peux pas me permettre de rester à quai trop longtemps sans nouvelle commande. »

En devant lui-même s’assurer de trouver des clients désireux de transporter leurs marchandises, Adrien fait connaissance avec les affréteurs. Le boulot de ces intermédiaires consiste à mettre en contact les bateliers et les clients intéressés par leur service. Un point de passage obligé pour les deux camps qui ont besoin d'un réseau étoffé : il faut connaître et être connu pour se voir proposer des trajets et ne pas voir la concurrence passer devant.

Pourtant, à l’échelle de l’histoire de la batellerie, la pratique est relativement récente puisqu’elle ne s’est imposée qu’en 1997. C’est cette année-là que disparaissent les bourses, qui représentaient l’ancien système. Dans ces bureaux établis dans les zones portuaires, le premier arrivé était le premier servi. Le batelier s’y présentait et se voyait proposer, lorsque c’était son tour, les trajets qui restaient.

Dorénavant, c’est l’affréteur le maître du jeu. Il peut choisir le premier arrivé, mais aussi le plus offrant ou celui dont il sera le plus proche. Dans certains cas, l’affréteur possède même sa propre flotte et privilégiera les trajets les plus intéressants pour ses bateaux. Investir quelques minutes d’appels pour avoir un contact régulier avec ceux qui font la pluie et le beau temps du secteur est donc un placement plutôt intéressant. Depuis leurs bureaux, ces hommes de l’ombre s’arrogent en moyenne 5% de commission sur les trajets pour lesquels ils jouent les entremetteurs.

La croisière s’amuse

« C’est vrai qu’en additionnant toutes ces contraintes, le métier est assez prenant. Je navigue six jours par semaine, j’habite sur la péniche, sans pied-à-terre. Au niveau de la vie sociale, c’est compliqué. Tu ne peux jamais vraiment prévoir où tu seras tel jour à telle heure, tu n’as pas vraiment d’endroit fixe où tu t’attaches. Ma grande chance, ça a été de rencontrer Cindy étant très jeune. Le coup de foudre a été immédiat et on ne s’est plus quittés depuis. Déjà 14 ans de mariage, c’est dingue. Et on joint l’utile à l’agréable puisqu’elle est tout le temps à bord en tant que matelot.

Pourtant, ça n’était pas gagné : quand on s’est rencontrés, elle ne voulait pas entendre parler de bateau. Ce qui la branchait, c’était la mode et le stylisme. Une vraie vie de terrienne. Mais elle a quand même sauté le pas et s’est engagée à mes côtés. Par amour. Le pire, c’est qu’elle y a pris goût et qu’aujourd’hui, elle ne voudrait plus retourner à terre. On arrive assez bien à faire la part des choses entre boulot et vie privée. Elle peut me gueuler dessus pour une manœuvre mal assurée, ça ne nous empêche pas de profiter de notre soirée. »

Le couple a construit son cocon dans la partie logement du bateau. Au détour d’un petit escalier à l’arrière de l’appareil, vous débouchez dans le salon cosy avec son parquet gris-beige, son canapé rempli de coussins plus molletonnés les uns que les autres et sa télévision. Plus loin, la cuisine équipée et la salle à manger se font face.

Un peu à l’écart, les chambres et la salle de bain sont aménagées pour optimiser l’espace. Un vrai coin de paradis où il faut regarder par la fenêtre et le paysage qui défile pour se rappeler qu’on est bien à bord d’une péniche. Deux chiens, un chat et un perroquet complètent le tableau d'une vie de famille sans heurt, au fil de l'eau.

« C’est pour ça que je continue à persévérer dans la batellerie malgré tous les sacrifices : par amour. Ce n’est pas formidable de pouvoir passer chaque journée auprès des deux amours de sa vie ? Moi, avec ma femme et le bateau, j’y parviens. En plus, je profite toute l’année de paysages exceptionnels. Vu notre vitesse de croisière de 15 km/h, j’ai le temps de m’en mettre plein la vue.

Tous les jours, il y a un nouveau panorama avec des ambiances différentes selon la saison ou le temps qu’il fait. Que ce soit le long de la Meuse, dans les canaux flamands avec des champs à perte de vue ou en traversant les grandes villes comme Liège, Namur ou Bruxelles, c’est presque impossible de se lasser d’un spectacle pareil. Après la journée passée dans le poste de pilotage, je descends au salon retrouver tout le monde. "

A ce tableau, il faut aussi ajouter Ethan et Léa, les deux enfants, âgés de 13 et 15 ans. En internat à Tamines, entre Charleroi et Namur, ils ne viennent à bord que les weekends.

« C’est vrai que c’est un drôle de mode de vie pour eux, mais ils sont dedans depuis qu’ils sont tout petits, ils sont habitués. Pour nous aussi, ça demande de pouvoir être flexibles car, dans notre métier, c’est très dur de pouvoir anticiper l’emploi du temps que l’on va avoir et l’endroit où l’on sera. Mais quoi qu’il en soit, on se débrouille à chaque fois pour passer les prendre.

Et puis, après une semaine sans se voir, on est d’autant plus contents de se retrouver. Le weekend, c’est notre respiration, on le garde libre pour pouvoir faire le plus d’activités possibles. En plus du bateau, la voiture à bord nous permet d’aller où on veut à terre pour se faire des sorties au ciné ou dans les parcs d’attraction tous ensemble.

Donc, je pense qu’ils sont contents de revenir sur le bateau toutes les semaines. Mais à priori, ils ne prendront pas la relève et se dirigent vers des métiers sur la terre ferme. Je dois avouer que ça me soulage. Je ne leur aurais pas interdit de devenir des bateliers, mais je croise les doigts pour qu’ils ne se lancent pas là-dedans. Par amour."