La drogue en héritage
Drogue et famille, c'est un cocktail toxique. Petra, Nadir, Marc et Hanne sont parents et consommateurs. Maintenir le lien familial quand il y a une dépendance peut s’avérer compliqué. Au sein d'une maison d'accueil socio-sanitaire de Bruxelles (MASS), l’équipe soignante les aide à garder la tête hors de l’eau.
Nadir (nom d’emprunt) a 54 ans. Il en paraît dix de plus. Son regard est cerné. Ses cheveux foncés dénotent avec sa moustache grisonnante et ses sourcils poivre et sel. Son nez est cassé. La veille, aux alentours de 23 heures, il s’est battu avec deux ivrognes, à l’arrêt de métro Anneessens. Le manque peut-être ? Une pilule de méthadone oubliée ? Revendue ? « C’est tous les soirs comme ça à Anneessens ».
Ce père de trois enfants, de mères différentes, n’a aucun mal à raconter son histoire avec les stupéfiants. L'explication, serait-elle une raison, pour lui, de justifier son addiction ? « J’ai consommé à cause de tous les problèmes que j’ai eus. ». De six à onze ans, il a subi des attouchements de la part d’un éducateur, pendant des plaines de vacances. Pour cet enfant issu de l’immigration marocaine et éduqué à la baguette, les actes de rébellion et le silence étaient la seule chose qu’il pouvait faire. « Impossible pour moi d’en parler. Je voulais oublier et me prouver que je pouvais passer au-dessus ».
« Il ne peut rien m’arriver de plus que la mort, et j’ai ma descendance, j’ai réussi à m’en tirer »
« Au début, le shit et l’héro me permettait de ne plus y penser ». Progressivement, les doses augmentent et l’accoutumance s’installe. Le corps a besoin de sa dose quotidienne. La dose de l’oubli.
Sa consommation, il ne l’a pas arrêtée avec l’arrivée de son premier fils. Que du contraire. Les trafics s’intensifient et les séjours en prison prennent un goût de quotidien : Verviers, Braine l’Alleud, Namur et Saint-Servais. Pourtant, à l’écouter, cette période n’a pas nui à sa relation avec son fils. Resté au Maroc avec sa mère, il garde des contacts téléphoniques avec lui.
En 1999, à 31 ans, il devient père pour la deuxième fois, de la petite Nora (nom d’emprunt). Elle arrive dans un cadre familial précaire. Nadir, consomme toujours de l’héroïne régulièrement. Sa mère, elle, est instable psychologiquement. Nadir lui fait découvrir la musique, l’emmène au parc et l’aide pour ses devoirs. Aux neuf ans de Nora, la relation se dégrade. Elle fugue. Souvent. Toutes les deux semaines. Comme une envie de faire comprendre à sa famille, que le cadre dans lequel, elle grandit, n’est pas sain. Personne ne réagit. Sauf la justice. A l’adolescence, elle est placée en institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ).
« Il existe des lois et des décrets qui visent à protéger les mineurs en danger. Ces dispositions ne visent pas spécifiquement les situations des enfants de parents dépendants aux drogues, mais elles peuvent en faire partie. Quand une situation de danger est portée à la connaissance des autorités (police, parquet, …), la famille est, dans un premier temps, orientée vers le service d’aide à la jeunesse (SAJ) qui propose des mesures d’aide consentie. Toutefois, si ces mesures sont refusées ou insuffisantes, le conseiller du SAJ peut en aviser le parquet, qui peut saisir le juge de la jeunesse en urgence et/ou dans le cadre d’une procédure au fond. En urgence, le juge peut décider d’une mesure d’éloignement temporaire des enfants. Dans le cadre d’une procédure au fond, devant le tribunal de la jeunesse, le juge peut imposer des mesures d’aide qui, seront revues chaque année, soit dans le cadre d’un accompagnement au départ du milieu de vie, soit dans le cadre d’un éloignement du milieu de vie »
Sophie Borsu, Juge de la jeunesse
La juge, à sa sortie, confie la garde de Nora à sa mère. Toutefois Nadir conserve son autorité parentale. Il n'obtient pas la garde de sa fille pour plusieurs motifs. Son logement insalubre, sa tendance aux stupéfiants et son casier judiciaire bien rempli. Il peut la voir ponctuellement. Elle change. Ses fréquentations aussi. L’argent l’intéresse. La drogue de son père également. Tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins. Elle vole, se prostitue à l’avenue Louise et mendie à la place Eugène Flagey. Hypocrisie ou dure confrontation à la réalité, Nadir ne veut plus de contact avec sa fille. « A 23 ans, elle se drogue et elle fait la tapin ». A la question « qui est responsable du virage qu’a pris Nora ? », il répond « la justice ».
Le retrait de l’autorité parentale par un juge de la jeunesse n’est pas une mesure extraordinaire mais reste toutefois exceptionnelle, à en croire les témoignages des personnes interrogées. Le 1er mai 2020, les services d’aide à la jeunesse dénombraient 6535 enfants placés en Belgique, sur un total de 21 202 enfants pris en charge. Le placement comprend celui en famille d’accueil, mais également dans les services résidentiels généraux, les internats ou les services de mise en autonomie.
Hanne (nom d’emprunt) est mère de trois enfants de 22, 20 et 16 ans. L’autorité parentale sur son dernier, Romain, lui a été retirée. Entre un logement insalubre, une vie faite de dépendances aux médicaments et aux stupéfiants et un séjour en détention pour vol, le juge en charge du dossier, a estimé qu’elle n’était plus à même, de s’occuper de ses enfants. Il la considère « comme la mère de ses médicaments, plus que de ses enfants ».
« Un parent peut être déchu de l’autorité parentale, en tout ou partie, à l’égard d’un enfant ou de tous ses enfants, s’il est condamné à une peine criminelle ou correctionnelle de tous faits commis sur la personne de son enfant. Le parent peut aussi être déchu si, par mauvais traitements, abus d’autorité, inconduite notoire ou négligence grave, met en péril la santé, la sécurité ou la moralité de son enfant ».
Article 32 de la loi du 8 avril 1965
Pour Hanne, il est difficile d’entendre que ses trois enfants refusent tout contact avec elle. D’après elle, si la justice a placé le cadet, Romain, dans une famille d’accueil, c’est entièrement à cause des drogues. Décision difficile à accepter pour cette mère qui aimerait, pour se rattraper, avoir un quatrième enfant. Cependant, dans ses moments de lucidité, elle sait qu’elle ne pourra pas lui offrir un avenir solide. « Je n’ai pas d’eau chaude chez moi. Je suis obligée de venir me laver à la Maison d’Accueil Socio-Sanitaire (ci-après MASS) de Bruxelles. Et puis je suis toujours sous traitement ».
" Plutôt que de parler de toxicomanie, qui a une connotation péjorative, la littérature préfère opter pour les termes d'usage nocif ou de dépendance".
Tentative de stabilité
Pour retrouver une stabilité familiale et/ou professionnelle, certains consommateurs tentent de se faire aider. Partout en Belgique, il existe des centres qui prennent en charge les patients souffrant d’addiction aux produits illicites, spiritueux et stupéfiants. A Bruxelles, des structures telles que la MASS (maison d'accueil socio-sanitaire) ouvrent leurs portes à tous les patients sans a priori.
Des MASS, il en existe huit en Belgique. Elles ont pour particularité d’adopter une prise en charge bas seuil. Les patients ne doivent pas être en ordre de mutuelle ou de séjour sur le territoire. Une seule condition suffit : être dépendant aux produits illicites.
Dans cette structure, une prise en charge pluridisciplinaire est offerte aux patients. Ils peuvent consulter un assistant social, un infirmier, un psychologue, un éducateur, un généraliste et même un psychiatre. Comme le souligne une médecin de l’asbl, « on les accompagne vers une stabilisation ou une réduction de leur consommation. On essaye d’améliorer leur santé, au sens large ». La prise en charge médicale peut notamment passer par la substitution de l’héroïne par exemple, à un médicament prescrit, telles que la méthadone ou la buprénorphine.
Dans le local de la MASS à Bruxelles, Petra passe d’un rire strident et fort à des larmes abondantes et brûlantes. A 36 ans, elle fréquente ce lieu depuis son arrivée en Belgique, en 2011. Originaire de la Hongrie, elle a quitté son pays avec son fils, Lionel, alors âgé de trois ans. Sans diplôme et n’ayant jamais terminé de formation, elle a préféré venir s’installer avec « Lio », comme elle aime l’appeler, en Belgique, pour lui offrir un meilleur avenir. Mais quel avenir ? Des parents qui se droguent et une vie qui oscille entre la rue et les abris de fortune.
Dans l’avion reliant Budapest à Bruxelles, Petra s’est absentée dix minutes, laissant son fils seul, pour prendre sa dose. Tout était préparé. Une cuillère à soupe pleine d’héroïne, emballée dans de l’aluminium et du plastique. Un briquet et de quoi inhaler. A l’aéroport, le père de son fils, arrivé deux mois plus tôt, les attendait. Il a préparé le logement : une cabane. Deux jours après leur arrivée, ils se rendent tous les trois, à la MASS. Patricia, coordinatrice psycho-sociale, se souvient de ce petit garçon. Rapidement, les démarches ont été faites pour aider ce couple, dans sa vie de famille et face à la dépendance. Lionel a dû être placé dans un foyer d’accueil, pour sa sécurité. Les parents n’ont, respectivement, pas été déchus de leurs droits parentaux. Cependant, il était souhaitable pour son bon développement, que Lionel grandisse loin des drogues. Petra et Georges, désormais séparés, bénéficient d’un droit de visite. Lionel a aujourd’hui quatorze ans, il vit toujours dans un foyer d’accueil qui se trouve à deux pas de son école, à Woluwe. Elle et lui se voient le vendredi après-midi et parfois, le samedi. Jamais avant onze heures du matin. En allant se coucher quotidiennement vers trois-quatre heures du matin, il lui est impensable de se lever plus tôt.
Actuellement, Petra vit avec Abdou, « son protecteur », comme il aime se nommer. Ils sont installés dans une cabane du côté de Reyers. Elle sait que sa vie actuelle ne lui permet pas de récupérer la garde de son fils, pourtant elle aimerait. « Je l’ai déjà emmené à la cabane », dit-elle d’une voix qui se noue. « Il a vu beaucoup de choses, mais m’a promis de ne rien dire ». Abdou était allongé, des seringues et des plaquettes de médicaments jonchaient la terre. Il avait ses mains, le visage et les dents tout noir. Lionel s’inquiétait. Petra a préféré l’emmener ailleurs.
« Il ne va pas bien. Il a essayé de se suicider. Il a pris une boite de rivotril, puis toute une boite de méthadone et il est tombé. Pendant deux jours, il est resté par terre »
Le mardi 26 avril 2022, il est 18 heures et la MASS ferme ses portes d’ici une demi-heure. Petra n’est pas venue chercher son traitement. Pourtant, elle est en délivrance quotidienne. Depuis qu’elle fréquente son protecteur, son traitement s’est comme volatilisé. Sans sa gélule, plus rien ne compte, sauf trouver une alternative : l’héroïne. Afin d’éviter ce genre de situation, elle sait qu’elle doit venir chercher sa méthadone. Plus que dix minutes. Les portes se ferment.
Finalement, comment assumer la responsabilité d’un adolescent quand on n’est pas capable de d’arriver à temps à ses rendez-vous médicaux ? Comment arrivera-t-elle à rendre Lionel autonome, en étant elle-même dépendante ? Certes sur les 250 euros qu’elle reçoit du CPAS, elle lui en donne 50 euros d’argent de poche, mais cela suffit-il ?
Renouer le lien
Marc, 40 ans, sait que la justice en attend plus de sa part, pour qu’il puisse récupérer ses enfants.
Après un passage à la rue et une consommation faite de high, avec la cocaïne et de low, avec l’héroïne, son cœur a lâché. Crise cardiaque. Un déclic pour ce père de deux garçons de trois ans et six ans. C’était trop tôt pour définitivement abandonner ses enfants.
Ses années à la rue lui ont fait comprendre qu’il avait beaucoup perdu. A sa sortie de l’hôpital, il voulait changer. Combler le manque des médicaments par la présence de ses enfants. A la MASS, son traitement s’est, d’abord, constitué de méthadone. Une fois stabilisé, et en accord avec le médecin, il est passé aux benzodiazépines. Son prochain objectif est d’arriver à ne plus rien prendre.
Depuis sa prise de conscience, son cadre de vie s’est amélioré. Il a trouvé un logement, certes à une heure trente en transport en commun de l’endroit où vivent ses enfants. « Mais, je préfère savoir que j’ai un toit pour les accueillir quand ils viennent chez moi », confie-t-il.
« Pour le moment, un club d’art martial me fait confiance et me permet de donner quelques cours par semaine, contre rémunération ». Il attend d’avoir un contrat à durée indéterminée pour demander une garde partagée, à son ex conjointe. La mère des enfants ne s’y opposera pas. Au contraire, elle estime qu’ils ont besoin de leur père, dans leur développement. « Quand je dois les redéposer chez eux, le dimanche, ils me disent qu’ils veulent rester ». Les sorties au parc pour jouer au football lui permettent d’espérer un nouvel avenir.
En évoquant son passé et la perte de la garde de ses enfants pendant un peu plus de deux ans, ses sentiments sont partagés. La séparation ne l’a pas aidé à remonter la pente. Mais il a conscience que la justice a bien fait de les laisser avec leur maman. Pour leur bien-être, ils ne pouvaient pas évoluer avec un père plongé dans une telle dépendance. Mais l'addiction était trop forte, plus forte que la perte d'un enfant.
Photos: Camille Block (CC BY NC ND)