À la recherche du discret mécénat des Mulliez, manne historique des petits et grands projets du Nord

La famille Mulliez n’est pas seulement la plus puissante famille d’entrepreneurs du département du Nord. Elle est aussi une source de dons incontournable pour financer aussi bien des initiatives locales de toute taille que des projets internationaux. Mais sa générosité évite généralement toute publicité. On en retrouve pourtant des indices aux quatre coins de la métropole lilloise.

Image générée par Midjourney

Image générée par Midjourney

C’est une inscription qui échappe aux regards des passants. Là, sur l’un des blasons de la façade extérieure de la Vieille Bourse de Lille, côté Grand-Place, un A majuscule et un petit oiseau rouge délavés par le temps se dorent la pilule en toute discrétion. Littéralement : une fine couche de dorure recouvre l’arrière-plan de ces symboles d’Auchan.

Photos : Matthieu Slisse. Vidéo : Noa Schumann ©

Photos : Matthieu Slisse. Vidéo : Noa Schumann ©

Un pied-de-nez discret, bien à l’image de la famille Mulliez, fondatrice d’Auchan et propriétaire d’une myriade d’entreprises basées dans le Nord. En 1986, 24 enseignes membres du « Club Gagnants », un club de chefs d’entreprises nordistes- dont le groupe Auchan- ont chacune investi à parts égales dans la restauration de la Vieille Bourse, l’un des bâtiments les plus célèbres de Lille érigé en 1653 afin d’accueillir les marchands dans sa cour intérieure. 

Ces enseignes se sont associées aux pouvoirs publics au sein de l’association Mécénat Vieille-Bourse. Ensemble, elles ont apporté de quoi couvrir 40 % des 15 millions de francs (4,3 millions d’euros) du coût de rénovation de la bâtisse, selon un rapport sur le mécénat culturel dans le Nord-Pas-de-Calais publié en 2007. L’endroit est désormais devenu le repère des bouquinistes.

« C’est difficile d’estimer le mécénat des Mulliez, puisqu’il s’agit d’un mécénat caché », pointe Anne-Marie Sosnierz, conseillère régionale des Hauts-de-France et autrice de ce rapport. En interne, la famille répète à l’envi le dicton de Saint-François de Sales, ciment de toutes les décisions, économiques comme philanthropiques : « Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit ».

Des dons cultuels au mécénat culturel

Decathlon, Leroy Merlin, Kiloutou, Flunch, Kiabi… L’empire des Mulliez s’étend bien au-delà de l’entreprise de grande distribution fondée par Gérard Mulliez en 1961. Les successeurs du patriarche ont fait perdurer la tradition. Celle d’un patronat nordiste, le catholicisme social chevillé au corps.

« Gérard Mulliez a coutume de dire "Entre le cultuel et le culturel, il n’y a qu’un R de différence" », se rappelle Anne-Marie Sosnierz. Une philosophie qui se traduit notamment par des dons à destination du diocèse de Lille. Certains émanent de la « fondation AnBer », contraction des prénoms des époux André Leclercq et de Bernadette Mulliez, sœur benjamine de Gérard Mulliez, dans le cadre de projets précis comme cette dotation de 6200 livres à une quinzaine d’écoles relevant de la Direction de l’enseignement catholique du Diocèse de Lille. Mais une bonne partie sont issus du « Maillon ». 


Pratiquement invisible, cette association créée en 2002 par les Mulliez est « un service d’intermédiation philanthropique au service de la famille », apprend-on dans un rapport de l’inspection des finances publié en 2010. Selon ce document, elle « propose des projets associatifs à des donateurs potentiels dans la famille » et a mis au point « une méthodologie »  par laquelle elle « étudie un projet particulier à la demande d’un des membres de la famille et accompagne les projets. » 

D’où son nom : elle agirait comme un maillon entre donateurs et receveurs. Contactée, l’association n’a pas souhaité s’exprimer sur ses activités. « On ne fait pas de communication. Cette famille souhaite rester discrète sur le rôle qu’elle joue dans la philanthropie », oppose-t-on au bout du fil. Tant et si bien que le nom même du Maillon semble revêtir le sceau du secret. On a du mal à comprendre pourquoi : au-delà du rapport officiel, un autre document évoque nommément l’association.

Et pas des moindres : un documentaire filmé par un membre de la famille atteste pourtant en toute transparence de l’étendue des actions du Maillon et de la philanthropie familiale. Filmé en 2013, La force des choses accompagne les pas de François Mulliez, vivant des bénéfices de l’AFM (Association familiale Mulliez, qui possède les parts des entreprises de la famille) qui se confie sous le regard de son fils, Bernard Mulliez, à la caméra.

Schéma : Jade Bourgery

Schéma : Jade Bourgery

Entre deux discussions sur les états d’âme de François, le documentaire embarque le téléspectateur au Burkina Faso, où des rencontres à des fins philanthropiques sont organisées dans des écoles et communautés religieuses au centre du pays. À l’image, on découvre un dénommé Emmanuel Duprez surnommé « Père Blanc », ancien émissaire religieux au Niger et Burkina Faso devenu intermédiaire pour les actions caritatives de la famille Mulliez en Afrique.

« On remercie Le Maillon, la famille Mulliez, le groupe Auchan, tout le monde »

« La famille Mulliez a participé aux agrandissements des chambres des bâtiments [du siège de la Conférence Episcopale Burkina/Niger, à Ouagadougou]. (...) Pour les gros projets, ça fait presque 3 milliards de francs CFA (4,5 millions d’euros). Aussi bien au Burkina Faso, au Mali, en Guinée, au Bénin, au Togo, et qui ont transité par moi. (...) Le reste de l’usufruit familial c’était pour les petits projets », énumère Emmanuel Duprez. La famille Mulliez participe ainsi à des réparations dans des presbytères. Et toutes les chaînes du mécénat familial sont mobilisées : « On remercie Le Maillon, la famille Mulliez, le groupe Auchan, tout le monde ».

Extrait du documentaire La force des choses, à Ouagadougou (Burkina Faso). À gauche : François Mulliez, à droite : Emmanuel Duprez.

Extrait du documentaire La force des choses, à Ouagadougou (Burkina Faso). À gauche : François Mulliez, à droite : Emmanuel Duprez.

« C’est une branche bonne conscience, une association catholique qui s'occupe de bonnes œuvres. Elle s'intéresse à la transmission et l'éducation », détaille le réalisateur, bénéficiaire des dividendes générés par l’AFM et vivant en marge de la famille. « Ils ont un côté missionnaire chrétien », ajoute-t-il, en parlant de sa famille.

Les Mulliez ne réservent pas leurs plus gros dons à l’international. Les responsables politiques du Nord-Pas-de-Calais l’ont bien compris. « J’ai demandé à Arnaud Mulliez, [ex-président d’Auchan France et fils du cousin germain de Gérard, Damien Mulliez] un mécénat pour le musée Louvre-Lens, il y était favorable. L’Association familiale Mulliez s’est réunie et a voté à bulletin secret. Ils ont dit oui, après un débat de plus d’une heure », se remémore l’ancien président de la région des Hauts-de-France Daniel Percheron.

Résultat, « j’ai reçu un million d’euros » pour ériger ce musée inauguré fin 2012, détaille l’ancien sénateur et ténor du Parti socialiste. Mais on ne trouve aucune trace officielle de ce versement. Sur le site internet du musée, figure bien le sigle Auchan dans la liste des grands mécènes bâtisseurs . En revanche, une recherche dans les archives de la région Hauts-de-France n’a rien donné. On retrouve un indice fugace de dons, sans aucune précision de montant, dans la synthèse de la maîtrise d’ouvrage du musée Louvre-Lens, sobrement intitulée « réunions mécénat ».

Tous dans tout…ou presque

Malgré un esprit de corps, la philanthropie des Mulliez est surtout une affaire individuelle, même si ces derniers peuvent prendre des décisions en commun. L’ex-président du Maillon et ancien président du comité de surveillance d’Auchan Christophe Mulliez, décédé en 2010, décrivait la démarche en ces mots, dans l'ouvrage de Virginie Seghers La Nouvelle Philanthropie (re)invente-t-elle un capitalisme solidaire ? : « Si en matière d’actionnariat, nous sommes "Tous dans tout", tous les actionnaires ayant le même panier d’actions, c’est l’indépendance individuelle qui dicte les choix philanthropiques. Chacun décide selon ses goûts, ses convictions, des œuvres qu’il va soutenir ».

Cette conseillère en philanthropie et mécénat des entreprises y dresse le portrait des « philantrepeneurs », et dirige depuis 2015 le cabinet Prophil, où elle accompagne notamment les fondations des entreprises Decathlon et Cultura, issues de la galaxie Mulliez. 

Outre le mécénat personnel, la famille du Nord a su mettre à profit ses réseaux pour développer un important mécénat d’entreprise. À chaque société sa fondation : Auchan pour la jeunesse, Fondation Decathlon, Fondation Norauto... Pour plus de discrétion, certains préfèrent réaliser leurs dons via des fondations abritées par la Fondation de France, premier réseau de philanthropie français, fondé par décret en 1969.

La Fondation AnBer, elle, ne se cache pas. Elle est la partie émergée de cette philanthropie familiale. André Leclercq et Bernadette Mulliez ont donné leur nom à cette fondation en 1989, leurs enfants ont pris la relève : ils ont « remis les clés à leur fille Bénédicte », apprend-on dans un article publié en 2013 dans La Voix du Nord.

L’organisme, qui abrite d’autres fondations familiales pas nécessairement reliées aux Mulliez, soutient des associations et actions caritatives sur le territoire (aide aux personnes en situation de handicap avec La Vie devant soi, soutien aux entrepreneurs en difficulté avec l’association 60 000 Rebonds, ou encore des ateliers artistiques pour détenus en partenariat avec le musée Louvre-Lens). Ses dons vont de 5 000 à 40 000 euros. Reconnue d’utilité publique par l’État en 2002, son objet déclaré consiste à « réaliser des actions caritatives destinées à la lutte contre la misère ». 

Malgré un esprit de corps, la philanthropie des Mulliez est surtout une affaire individuelle, même si ces derniers peuvent prendre des décisions en commun. L’ex-président du Maillon et ancien président du comité de surveillance d’Auchan Christophe Mulliez, décédé en 2010, décrivait la démarche en ces mots, dans l'ouvrage de Virginie Seghers La Nouvelle Philanthropie (re)invente-t-elle un capitalisme solidaire ? : « Si en matière d’actionnariat, nous sommes "Tous dans tout", tous les actionnaires ayant le même panier d’actions, c’est l’indépendance individuelle qui dicte les choix philanthropiques. Chacun décide selon ses goûts, ses convictions, des œuvres qu’il va soutenir ».

Cette conseillère en philanthropie et mécénat des entreprises y dresse le portrait des « philantrepeneurs », et dirige depuis 2015 le cabinet Prophil, où elle accompagne notamment les fondations des entreprises Decathlon et Cultura, issues de la galaxie Mulliez. 

Outre le mécénat personnel, la famille du Nord a su mettre à profit ses réseaux pour développer un important mécénat d’entreprise. À chaque société sa fondation : Auchan pour la jeunesse, Fondation Decathlon, Fondation Norauto... Pour plus de discrétion, certains préfèrent réaliser leurs dons via des fondations abritées par la Fondation de France, premier réseau de philanthropie français, fondé par décret en 1969.

La Fondation AnBer, elle, ne se cache pas. Elle est la partie émergée de cette philanthropie familiale. André Leclercq et Bernadette Mulliez ont donné leur nom à cette fondation en 1989, leurs enfants ont pris la relève : ils ont « remis les clés à leur fille Bénédicte », apprend-on dans un article publié en 2013 dans La Voix du Nord.

L’organisme, qui abrite d’autres fondations familiales pas nécessairement reliées aux Mulliez, soutient des associations et actions caritatives sur le territoire (aide aux personnes en situation de handicap avec La Vie devant soi, soutien aux entrepreneurs en difficulté avec l’association 60 000 Rebonds, ou encore des ateliers artistiques pour détenus en partenariat avec le musée Louvre-Lens). Ses dons vont de 5 000 à 40 000 euros. Reconnue d’utilité publique par l’État en 2002, son objet déclaré consiste à « réaliser des actions caritatives destinées à la lutte contre la misère ». 

Donation et défiscalisation

Plaque inaugurative à l’entrée de la clinique des 4 Cantons, Villeneuve d’Ascq. Photo : Maÿlis DUDOUET ©

Plaque inaugurative à l’entrée de la clinique des 4 Cantons, Villeneuve d’Ascq. Photo : Maÿlis DUDOUET ©

En 2020, aux côtés de la Fondation du Nord (accompagnée par l’AFM à ses débuts), ils participent à hauteur de 35 000 euros à la dotation de 750 tablettes numériques pour des jeunes placés par l’aide sociale à l’enfance. Les entreprises Mulliez mettent la main à la pâte au besoin : 50 tablettes sont issues de dons en nature de l’enseigne Boulanger, contrôlée par l’AFM.

À noter qu’en matière de mécénat, les entreprises bénéficient d'une réduction d'impôts de 60 % du montant du don. « À partir du moment où vous faites un don à un établissement reconnu d’intérêt général, que ce soit un établissement culturel, de santé, social, vous recevez un reçu fiscal qui vous donne droit à une déduction », explique Arnaud Debève, chargé de mécénat au musée Louvre-Lens. Libre aux donateurs d’utiliser ce reçu. Ou pas. Impossible de connaître la position des Mulliez sur ce point.

Sans oublier le mécénat en nature, « qui permet à une entreprise de remettre du matériel à des bénéficiaires », ajoute la conseillère régionale. L’exemple est tout trouvé avec Boulanger, qui « remet du matériel informatique. Ça a une valeur marchande qui est défalquée de la comptabilité de l’entreprise, mais qui participe d’un don. Donc également défiscalisable », analyse-t-elle.

Alors que la famille Mulliez a déjà investi le secteur de la santé au travers d'entreprises comme Maco Pharma, elle y dirige parfois son mécénat, dans le cas du financement de la clinique FSEF des 4 Cantons de Villeneuve d’Ascq ouverte en 2005. Le centre est spécialisé dans l’accompagnement de jeunes en souffrance psychique. Seule une plaque à l’entrée désigne sobrement la « famille Mulliez ». Mais à l’intérieur, aucun membre du personnel ne semble pourtant avoir connaissance du don. Quant à en connaître le montant…

La discrétion des Mulliez en matière de mécénat remonte loin. D’après l’ouvrage La face cachée de l’empire Mulliez, publié en 2015 par le journaliste Bertrand Gobin, auteur de nombreux ouvrages de référence sur la famille Mulliez, la cathédrale Notre-Dame de la Treille à Lille renfermerait les prémices du mécénat cultuel du temps de Louis Mulliez-Lestienne, père de Gérard Mulliez.

« Entre les deux-guerres, le cardinal Liénard met pourtant tout son poids pour convaincre les mécènes, y compris en leur promettant l’absolution pour leurs tricheries fiscales. Comme c’est souvent le cas, chacun des gros donateurs a son nom gravé sur une pierre de l’édifice. Soucieux de ne pas attirer la suspicion des inspecteurs des impôts », écrit Bertrand Gobin. Louis Mulliez-Lestienne insiste pour que « le côté de la pierre portant son patronyme soit tournée…vers l’intérieur du mur »Le secret repose dans la crypte de Notre-Dame de la Treille.