Les oubliés des déclarations d’intérêts des députés européens

Afin de prévenir tout conflit d'intérêts, les députés européens doivent déclarer au Parlement toutes leurs activités et fonctions annexes, qu’elles soient rémunératrices ou non. Une lecture attentive de ces déclarations fait apparaître 72 manquements dans le chef de 63 députés.

Miser sur la bonne foi des députés européens pour déclarer leurs intérêts privés. C’est en quelque sorte le pari du Parlement européen. En matière de conflits d’intérêts, l’organe législatif s’est pourtant doté depuis 2012 d’un Code de conduite. Ce dernier oblige notamment les députés à « déclarer la participation aux comités ou conseils d’administrations d’entreprises, d’organisations non gouvernementales […] ou de toute autre organisme ayant une existence juridique. » Cette obligation vaut pour les mandats exercés en parallèle de leur rôle de député mais également pour les trois années avant leur prise de fonction.

En pratique, le secrétariat du comité consultatif chargé du respect du Code de conduite n’emploie que trois personnes, ce qui rend impossible toute vérification systématique des déclarations. Le comité opte alors pour des contrôles aléatoires, comme le souligne Karen Melchior, députée européenne et ancienne membre de l’organe consultatif : « ce sont souvent des articles de journaux qui portent l’attention sur des députés spécifiques ».

Pour s’assurer de la qualité des déclarations et des contrôles, Mammouth, avec l’appui de journalistes du Soir, s’est plongé dans plusieurs bases de données agrégeant des renseignements sur des entités juridiques. L’objectif ? Croiser les informations recueillies avec les déclarations d’intérêts financiers des députés européens pour déceler d’éventuels manquements.

72 manquements, de l’immobilier à une forme de lobbying

A minima - parce que les recherches ont principalement porté sur la Belgique, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Irlande et l’Italie - 72 manquements ont été relevés dans les déclarations d’intérêts. Ils concernent 63 députés. Contactés, plusieurs d’entre eux reconnaissent l’erreur et affirment avoir entrepris d’adapter leur déclaration. Derrière ces chiffres, des structures relativement semblables ont pu être identifiées : des sociétés immobilières, des exploitations agricoles et des groupes pour faciliter les rencontres entre parlementaires et représentants d’entreprises.

Au niveau immobilier, les erreurs concernent principalement des eurodéputés français et leurs sociétés civiles immobilières (SCI), une forme juridique qui permet d’acheter des biens immobiliers à plusieurs. D’autres parlementaires, à la fois hommes ou femmes politiques et agriculteurs ou éleveurs, ont pour leur part omis de mentionner des exploitations agricoles qui bénéficient de subventions européennes.

Enfin, le conflit d’intérêts et le manque de transparence pointent aussi lorsque des eurodéputés siègent aux côtés d’industriels et d’experts dans des structures non déclarées dans les registres des institutions européennes et dont l’objet social manque de clarté : “Si ce n’est pas du lobbyisme à proprement parler, [ces groupes] permettent aux lobbyistes d’accéder plus facilement aux députés », estime Shari Hinds, chargée de mission au sein de Transparency International, une ONG qui milite contre la corruption.

Dans ces oublis figurent notamment des “forum européen de l’énergie”, “forum européen de l’alimentation” ou encore un think thank “Kangaroo Group” qui rassemble au moins seize députés européens et une trentaine d’entreprises dont Total Energy, Unilevers, Allianz, Volvo ou ExxonMobil. A elles seules, ces associations représentent plus de 30% des manquements relevés en termes de déclarations. Au-delà des non-déclarations, c’est donc l’existence même de ces groupes qui semble poser question.

Des règles de transparence pas assez précises

Parmi les 72 non-déclarations, les cas de figure sont multiples. Plusieurs députés plaident leur bonne foi et soulignent le flou qui entoure l’obligation de déclarer ou non certaines activités.

Au niveau immobilier par exemple, les erreurs concernent principalement des eurodéputés français et leurs sociétés civiles immobilières (SCI), une forme juridique française qui permet d’acheter des biens immobiliers à plusieurs. Difficile d’estimer précisément ce qui se cache derrière ces sociétés civiles immobilières. Si certaines facilitent l’achat d’un seul bien immobilier sans générer de gains financiers, d’autres disposent en revanche d’un poids financier plus conséquent. Certaines SCI ont permis aux eurodéputés d’acheter leur logement personnel. D’autres pourraient servir d’investissement dans l’immobilier. L’un des oublis détectés se chiffre d’ailleurs à 980.000 € de capital social.

D’après notre analyse, l’autre zone de flou concerne les mandats que les eurodéputés exercent au sein de leur propre parti politique ou les missions attribuées par le Parlement européen. Depuis notre prise de contact, plusieurs élu.es ont fait le choix de modifier leur déclaration par précaution. Malgré nos multiples questions, le Parlement européen n’a lui pas souhaité s’exprimer sur une interprétation précise du code de conduite.

Le cas particulier des eurodéputé.es avocat.es

Une double casquette qui questionne

Une autre pratique fait grincer des dents dans les couloirs du Parlement européen où des élus de tout bord politique et des ONG favorables à plus de transparence questionnent la double casquette de certains mandataires aussi avocats d’affaires dans le privé.

Parmi les 705 députés européens qui termineront leur mandat en juin, sept élus sont concernés. Pour leurs prestations dans le privé, certains parlementaires perçoivent même des montants comparables à leurs rémunérations publiques.

“Lobbying déguisé”?

Si le code de conduite du Parlement européen n’interdit pas cette pratique aux eurodéputés, cette double activité fait planer un soupçon de lobbying déguisé sur leurs activités.

“Le problème avec les avocats, c'est qu'il y a le secret professionnel : on ne sait pas quelles entreprises les députés représentent dans leur activité secondaire”, lance Felix Reda, ancien député allemand du parti Pirate. “Travailler en parallèle en tant qu’avocat, je ne dis pas que cela vaut pour tout le monde, mais cela permet en quelque sorte de légaliser la corruption”, tranche pour sa part Daniel Freund, eurodéputé Les Verts.

"Une responsabilité individuelle"

Au Parlement, le comité consultatif doit désormais contrôler de manière proactive le respect par les députés du code de conduite et de ses mesures d’application. Un travail mis en doute par certaines ONG . “Nous avons déposé des plaintes auprès du Parlement européen mais les résultats ont toujours été très insatisfaisants car il semble qu’aucune investigation n’ait été menée”, regrette Paul de Clerck, coordinateur au bureau bruxellois de l’association Les Amis de la Terre. Le comité rappelle que le respect du code de conduite relève avant tout de "la responsabilité individuelle" de chaque député."

Contactés par Mammouth, les députés-avocats réfutent pour leur part tout lobbying. Rainer Wieland, un eurodéputé qui a travaillé sur les questions de transparence pour le PPE, défend la liberté des parlementaires. Pour lui, “il n’y a qu’une seule personne qui peut juger” si les députés se placent en situation de conflit d’intérêts : “c’est l’électeur”.