Franky «  Kiloutou », l'héritier fantasque qui ne voulait pas être un Mulliez

Le fondateur de Kiloutou est devenu la 386ème fortune de France en adoptant un style de vie à l'opposé de l’austérité prônée par ses cousins fondateurs d'Auchan et autre Decathlon. Cette rupture familiale consommée, il se consacre désormais à son dernier grand projet : rénover un château royal bâti au XVIIᵉ siècle dans les Yvelines.

Image générée par @Midjourney.

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C’est un hangar en tôle grise, visible depuis l’autoroute qui sépare Marcq-en-Barœul de Wasquehal, dans la banlieue lilloise. Dans une chorégraphie aussi rythmée que précise, des camions utilitaires entrent sur le parking bordé de peupliers et remplissent leurs coffres de matériel qu’ils transportent jusqu’aux chantiers du coin. Ponceuses à parquet, motobineuse thermique, décolleuse de papier-peint… Certains chargent même de petites pelleteuses. Tous les outils et équipements arborent une couleur jaune ambrée, comme l’imposant logo à l’entrée du dépôt : « Kiloutou ». 

Il y a quarante-trois ans, en avril 1980, les trois premiers magasins de la marque spécialisée dans la location de matériel ouvraient leur porte à Lille, Roubaix, et, donc, Marcq-en-Barœul. Aujourd’hui, l’enseigne compte 660 magasins dans sept pays européens et emploie plus de 7 000 personnes. Les trois syllabes couleur électrique s’affichent dans toutes les zones industrielles de l’hexagone. Ce nom, aussi accrocheur que facile à mémoriser, est né presque par hasard, de l’inspiration d’un graphiste italien. Quelques mois avant le lancement, on le charge de dessiner le logo d’une nouvelle marque, « Franky loue tout ». Comme il trouve la formule trop longue, le graphiste propose une contraction. Franky Mulliez, entrepreneur trentenaire ambitieux, adore. Le slogan de lancement est tout trouvé : Kiloutou, ouverture des trois hypermarchés « qui n’ont rien à vendre ».

Quatre décennies plus tard, cette idée visionnaire a fait de Franky Mulliez un multimillionnaire. À 76 ans, le retraité a tant accumulé qu’il a fini par intégrer le cercle très fermé des 500 plus grosses fortunes de France (à la 386ème place du classement du magazine Challenges avec 330 millions d'euros). Dans sa famille, seuls ses cousins, Gérard Mulliez et Michel Leclercq, fondateurs d’Auchan et Decathlon, sont plus riches que lui. Il est devenu un « aigle », comme il le dit, un capitaine d’industrie. Mais pas comme les Mulliez savent si bien en former, dévoués à faire fructifier le legs et prospérer la dynastie. À dire vrai, l'oiseau totem de Franky Mulliez tiendrait davantage du vilain petit canard.

Dampierre en Yvelines, une commune célèbre pour son château du XVIIème siècle que Franky Mulliez a entrepris de rénover. Photo : Rémi Bayol ©

Dampierre en Yvelines, une commune célèbre pour son château du XVIIème siècle que Franky Mulliez a entrepris de rénover. Photo : Rémi Bayol ©

L’ex-homme d’affaires coule ses vieux jours entre deux châteaux : une « modeste » forteresse féodale dans le Périgord et le domaine de Dampierre dans les Yvelines, un lieu beaucoup plus prestigieux où ont séjourné Louis XIV et Louis XV. Il y habite une dépendance discrète, à l’écart du monument historique dont il surveille, au jour le jour, l’avancée des travaux de restauration qu’il a entrepris. C'est dans cette maison blanche de deux étages qu'il nous reçoit de façon tout à fait exceptionnelle.

Franky Mulliez ne fait rien pour cacher son âge. Il a le crâne dégarni, un ventre rebondi. Ses yeux vairons voient de moins en moins bien et ses problèmes de santé le préoccupent. Il s’assoit à une table ronde, à côté d’une fenêtre sur laquelle ruisselle une pluie de début de printemps. L'homme, qui ne s’est jamais raconté, se met à retracer son passé.

Self-made-man-à-papa

Franky Mulliez n’a que cinq ans quand décède son grand-père Louis Mulliez, fondateur de Phildar, première entreprise du futur empire familial. Son père, Francis, s’implique activement dans la création de l’Association familiale Mulliez (AFM). Une règle tacite est alors érigée : pour perdurer, le patrimoine créé par cette dynastie doit être précieusement conservé par les jeunes générations, incitées à le faire fructifier. Les vieux oncles élèvent leurs enfants dans la culture de l'entrepreneuriat. C’est ainsi que, grâce à l’appui du legs parental, les cousins de Franky, Gonzague et Gérard, créent respectivement Saint Maclou et Auchan dans les années 1960.

« Je n’ai pas voulu être un héritier, moi. J’ai fait ma fortune tout seul. »
Franky Mulliez

À cette époque, Franky Mulliez est un élève médiocre, qui passe ses étés entre les camps scouts et les murs en brique d’un collège roubaisien privé, où il suit des cours particuliers. Il n’obtient pas le bac, contrairement à Stéphane, son frère cadet. Rapidement, le jeune homme commence à travailler dans une quincaillerie, puis dans la grande distribution. Nombreux sont alors les Mulliez à intégrer les enseignes du groupe comme magasinier ou chef de rayon. Bien qu’ils soient rentiers, les plus jeunes sont invités à intégrer la valeur du travail. Signe avant-coureur de sa défiance envers les rites familiaux, Franky Mulliez se fait embaucher chez… Carrefour, le grand concurrent d'Auchan dans les hypermarchés.

Encouragé par ses oncles, le trentenaire ne tarde pas à monter sa propre entreprise de quincaillerie : les Libres Services du Bricolage (L.S.B). Dans ses souvenirs, déformés par l’épreuve du temps, le jeune Franky Mulliez se revoit en self-made-man. Un entrepreneur « hargneux » à qui le père n’a jamais fait de cadeaux : « Je n’ai pas voulu être un héritier, moi. J’ai fait ma fortune tout seul », martèle-t-il. La phrase d’après, il évoque les 10 millions de francs (un peu moins de 5 millions d'euros) que lui a donnés son géniteur pour monter sa première affaire. À chaque évocation de son héritage, Franky Mulliez se raidit. Il assure « ne pas avoir été élevé comme un gosse de riche » ou « un fils à papa ».

Du vélo et tire-lait

À la fin des années 1970, Franky Mulliez a une intuition : pourquoi ne pas créer un magasin où tout pourrait être loué, du landau à la moto ? Le résultat est un bric-à-brac étonnant. Dans les rayons, vélos et tentes de campings côtoient tire-lait et aspirateurs médicaux pour désencombrer les poumons. L’offre est aussi foisonnante que confuse.

Dès le lancement, Franky Mulliez a besoin d’un Monsieur chiffres. Lui se dépeint plutôt comme « un créatif et un séducteur ». « Celui qui emmène les gars au combat », comme il aime le répéter. Cet homme sera Bertrand Dubus — un jeune de 20 ans, à peine diplômé de son école de commerce. Après un stage chez L.S.B, il devient gestionnaire et comptable de Kiloutou. Quatre décennies plus tard, Bertrand Dubus, devenu un entrepreneur respecté, se remémore les débuts pour le moins chaotiques de l’entreprise.

« Heureusement qu'on était chez les milliardaires. Si Franky avait été un entrepreneur lambda, on ne parlerait même plus de Kiloutou. »
Bertrand Dubus

Les premières années, l’organisation est incohérente et les pertes colossales. Des agences ouvrent en région parisienne, puis ferment quelques mois plus tard laissant des employés sur le carreau. « Heureusement qu’on était chez les milliardaires, raconte-t-il. Si Franky avait été un entrepreneur lambda, on ne parlerait même plus de Kiloutou. Il fallait avoir assez d’argent pour pouvoir faire toutes ces conneries, ouvrir des agences avec un modèle qui ne fonctionne pas. Franky avait les reins solides et beaucoup d’optimisme. »

Dans la tempête, l’entreprise est maintenue à flot par les abondantes injections de cash de son père, Francis. Franky Mulliez dilapide, mais parvient tant bien que mal à mener la barque. Bertrand Dubus cherche ses mots. « Disons que ça n’a jamais été un manageur, mais plutôt un stratège. Il savait s’entourer des bonnes personnes. » Au mitan des années 1980, l’entreprise décolle en concentrant son offre sur le matériel de chantier. De gigantesques magasins jaune et noir poussent dans les zones commerciales en périphérie des villes. La croissance exponentielle de l’enseigne rappelle celle d’Auchan, lancée par le cousin de Franky vingt ans plus tôt.

Kiloutou avait tous les atouts pour devenir une locomotive de l’AFM. Mais la marque de location de matériel n’entrera jamais dans le giron familial. En 2005, son fondateur, alors âgé de 58 ans, s’offre une retraite anticipée : Franky Mulliez cède la majorité du capital au fonds d'investissement canadien Sagard plutôt qu'à l'AFM, qui était également sur les rangs. L'entreprise était valorisée 170 millions d'euros. Il quitte le monde des affaires avec un gros chèque et la réprobation des siens.

Rejet de la greffe familiale

L’ennemi des Mulliez, c’est la bourse. Dans cette dynastie renfermée, la transparence exigée par les marchés est une ignominie qui sème le trouble dans les affaires. Franky Mulliez partage cette méfiance. Au début des années 1990, il tente d'associer une poignée de ses cousins à la gouvernance de l'entreprise en leur ouvrant une partie du capitale. Mais la greffe familiale ne prend pas.

À l’époque, Franky irrite le clan Mulliez par ses excès. Au sein de cette famille discrète, tout le monde est convaincu que « le bruit ne fait pas de bien », selon la maxime empruntée à un évêque génois du XVIᵉ siècle. Franky Mulliez, lui, affole le voisinage de la ferme qu’il habite, à Ennevelin, au sud de Lille, quand il pose son hélicoptère dans le jardin. Il le pilote lui-même pour se rendre à ses rendez-vous de travail ou rallier une station de ski quand l’envie lui prend. Au milieu des années 1990, en décembre, il débarque à l’école de ses enfants, Adrien et Artus, en hélicoptère. Vêtu d’un costume de Père Noël, il fait la distribution des cadeaux. A l'opposé du style de ses cousins, pudiques et méfiants.

Les réunions du comité stratégique de Kiloutou, en présence des actionnaires, tournent au règlement de compte. Bertrand Dubus se rappelle l'une d'elles, au siège de l'entreprise, au début des années 1990 : « Le matin de la réunion, tout le monde était là, sauf Franky. L’un des représentants de la famille Mulliez prend la parole : "Franky a bien été averti qu’il y a une réunion ? On lui a donné l’adresse ? Est-ce qu’il est déjà venu ici ?". Une fois arrivé, les cousins lui ont dit : "Qu’est-ce que tu fais précisément dans la boîte ? Tu peux nous faire des photocopies de ton agenda ?" Je pense que la famille trouvait que Franky, c’était un mec pas sérieux. »

« Tu as un train de vie qui dérange alors, on te vire »

Franky refuse d’endosser les attributs du parfait capitaine d’industrie Mulliez – efficace, besogneux, discret. L’entrepreneur a passé sa vie à lutter pour que les affaires ne l’envahissent pas. Il veut voyager, « se laver la tête du monde du business ». Il parcourt le Brésil et l’Argentine à cheval, traverse l’Atlantique en catamaran, roule vers la mer dans un Oldsmobile break, sa planche à voile dans le coffre.

En 1981, il prend le départ du Paris-Dakar sur une Yamaha XT 500. Au milieu du désert, le moteur de la moto prend feu. Franky Mulliez a juste le temps de reculer avant qu’elle n’explose. Ses cousins l'appellent parfois le cow-boy, à cause de ses chemises à carreaux et de sa fascination pour le pays de l’oncle Sam. Ou encore le rebelle. On le juge arrogant, imprévisible et indolent. À force de gêner, l’indocile a même manqué d'être démis de son entreprise par son frère Stéphane, également actionnaire. « Il m’a dit : "tu as un train de vie qui dérange alors, on te vire" », retrace Franky Mulliez. Alors, pour avoir la paix, il décide de racheter les parts que les Mulliez avaient acquises dans Kiloutou – un quart du capital. 

Dans les années 70, son père avait dirigé le bureau de l’AFM pendant une dizaine d’années. Franky Mulliez, lui, ne prendra jamais de responsabilité dans l’organisation, en dépit de sa réussite entrepreneuriale. À force d’être vilipendé, le fondateur de Kiloutou finit par se vexer. Il a des mots durs pour les cousins qui ont érigé la discrétion en loi d’airain. Il les invective, leur intime de sortir voir le monde avant de croupir. Pourquoi passer sa vie à travailler quand on est déjà si riche ?

« J’ai dit ce que je pensais, raconte Franky Mulliez, le dos collé au dossier de sa chaise. Je n’étais pas dans le moule. » Il ne possède désormais plus que quelques actions dans l’AFM et n’est administrateur d’aucune société. « J’ai perdu assez de temps avec les cousins avec qui je ne m'entendais pas », lâche-t-il d’un ton ferme.

Les réunions du comité stratégique de Kiloutou, en présence des actionnaires, tournent au règlement de compte. Bertrand Dubus se rappelle l'une d'elles, au siège de l'entreprise, au début des années 1990 : « Le matin de la réunion, tout le monde était là, sauf Franky. L’un des représentants de la famille Mulliez prend la parole : "Franky a bien été averti qu’il y a une réunion ? On lui a donné l’adresse ? Est-ce qu’il est déjà venu ici ?". Une fois arrivé, les cousins lui ont dit : "Qu’est-ce que tu fais précisément dans la boîte ? Tu peux nous faire des photocopies de ton agenda ?" Je pense que la famille trouvait que Franky, c’était un mec pas sérieux. »

« Tu as un train de vie qui dérange alors, on te vire »

Franky refuse d’endosser les attributs du parfait capitaine d’industrie Mulliez – efficace, besogneux, discret. L’entrepreneur a passé sa vie à lutter pour que les affaires ne l’envahissent pas. Il veut voyager, « se laver la tête du monde du business ». Il parcourt le Brésil et l’Argentine à cheval, traverse l’Atlantique en catamaran, roule vers la mer dans un Oldsmobile break, sa planche à voile dans le coffre.

En 1981, il prend le départ du Paris-Dakar sur une Yamaha XT 500. Au milieu du désert, le moteur de la moto prend feu. Franky Mulliez a juste le temps de reculer avant qu’elle n’explose. Ses cousins l'appellent parfois le cow-boy, à cause de ses chemises à carreaux et de sa fascination pour le pays de l’oncle Sam. Ou encore le rebelle. On le juge arrogant, imprévisible et indolent. À force de gêner, l’indocile a même manqué d'être démis de son entreprise par son frère Stéphane, également actionnaire. « Il m’a dit : "tu as un train de vie qui dérange alors, on te vire" », retrace Franky Mulliez. Alors, pour avoir la paix, il décide de racheter les parts que les Mulliez avaient acquises dans Kiloutou – un quart du capital. 

Dans les années 70, son père avait dirigé le bureau de l’AFM pendant une dizaine d’années. Franky Mulliez, lui, ne prendra jamais de responsabilité dans l’organisation, en dépit de sa réussite entrepreneuriale. À force d’être vilipendé, le fondateur de Kiloutou finit par se vexer. Il a des mots durs pour les cousins qui ont érigé la discrétion en loi d’airain. Il les invective, leur intime de sortir voir le monde avant de croupir. Pourquoi passer sa vie à travailler quand on est déjà si riche ?

« J’ai dit ce que je pensais, raconte Franky Mulliez, le dos collé au dossier de sa chaise. Je n’étais pas dans le moule. » Il ne possède désormais plus que quelques actions dans l’AFM et n’est administrateur d’aucune société. « J’ai perdu assez de temps avec les cousins avec qui je ne m'entendais pas », lâche-t-il d’un ton ferme.

Exil au pays des chevaux

Quand ses cousins prônent l’ascèse, Franky Mulliez cultive ses passions. Le cheval est de celles qui l’ont accompagné toute sa vie. À 76 ans, il continue de monter tous les jours ou d’atteler. C’est pour cette raison qu’il quitte le Nord en 1988, pour se construire un immense haras à la Boissière-École, dans les Yvelines. Sur les routes de ce coin cossu à l’ouest de Paris, il n’est pas rare de croiser des Tesla flambant neuves doublant des vans chargés de canassons. L’accès rapide aux chemins de balades en forêt fait de cette terre un lieu privilégié pour l’équitation.

Là-bas, une décennie durant, l’entrepreneur est obsédé par une idée. Il veut créer sa propre race de chevaux de trait, en croisant étalons arabes et juments boulonnaises. Le résultat est un animal hybride au pelage blanc, aussi endurant que puissant. Comme la race n’a jamais été reconnue par les haras nationaux, Franky Mulliez abandonne finalement le projet.

Les chevaux, une passion qui a accompagné Franky Mulliez tout au long de sa vie et l'a amené à construire un haras à l'ouest de Paris. Photo : Rémi Bayol ©

Les chevaux, une passion qui a accompagné Franky Mulliez tout au long de sa vie et l'a amené à construire un haras à l'ouest de Paris. Photo : Rémi Bayol ©

Le nabab navigue dans les Yvelines en père peinard. Il y monte une société de matériel équestre, Horsewood, se lie d’amitié avec l’ancien édile de Rambouillet et actuel président du Sénat Gérard Larcher – aujourd’hui encore, ce dernier lui rend régulièrement visite pour chasser sur les terres de Dampierre. Franky exerce même un bref mandat d’adjoint au maire de la Boissière-Ecole.

Son frère et ses cousins lui reprochent son exil du Nord. Le chef d’entreprise devrait avoir son bureau à Roubaix, comme tous les hommes de sa lignée. Franky Mulliez n’en fait qu’à sa tête. Il apprécie les Ch’tis, mais le ciel gris l’a lassé. Il préfère sa « vallée magnifique » et son coin de forêt. Lorsqu’il lui faut se rendre au siège de Kiloutou, à Marcq-en-Barœul, il sort son hélicoptère du hangar où est entreposé le foin des chevaux, vole une heure, et fait la même chose le soir pour rentrer chez lui.

Au milieu des années 2000, Franky Mulliez a revendu la Butte Ronde, dans la forêt de Rambouillet, après la séparation d’avec sa seconde femme, Anne. Le domaine est dorénavant un lieu d’accueil de séminaires et de mariages. Photo : Rémi Bayol ©

Au milieu des années 2000, Franky Mulliez a revendu la Butte Ronde, dans la forêt de Rambouillet, après la séparation d’avec sa seconde femme, Anne. Le domaine est dorénavant un lieu d’accueil de séminaires et de mariages. Photo : Rémi Bayol ©

À côté du haras, au milieu d’un bois, Franky Mulliez a construit le domaine de ses rêves. Quand il y emménage avec sa seconde femme et ses deux enfants au début des années 1990, le domaine de la Butte Ronde n’est encore qu’une vieille ferme. Franky Mulliez fait creuser un immense lac à proximité, planter des cèdres de trois tonnes et aménager d’immenses pâturages pour son troupeau d’équidés couleur neige.

« Je suis un paysagiste dans l’âme », s’emporte le retraité. « Il aime se lancer dans de gros travaux, se souvient Xavier Humbert, jardinier de la Butte Ronde depuis plus de trois décennies. Il a besoin de défis. » Plus tard, il retapera de fond en comble un château en Dordogne avant de construire son propre chalet au Canada, avec « 3 ou 4 chômeurs » qu’il avait trouvé, « des tronçonneuses, et en avant la musique ! »

Quand ses cousins prônent l’ascèse, Franky Mulliez cultive ses passions. Le cheval est de celles qui l’ont accompagné toute sa vie. À 76 ans, il continue de monter tous les jours ou d’atteler. C’est pour cette raison qu’il quitte le Nord en 1988, pour se construire un immense haras à la Boissière-École, dans les Yvelines. Sur les routes de ce coin cossu à l’ouest de Paris, il n’est pas rare de croiser des Tesla flambant neuves doublant des vans chargés de canassons. L’accès rapide aux chemins de balades en forêt fait de cette terre un lieu privilégié pour l’équitation.

Là-bas, une décennie durant, l’entrepreneur est obsédé par une idée. Il veut créer sa propre race de chevaux de trait, en croisant étalons arabes et juments boulonnaises. Le résultat est un animal hybride au pelage blanc, aussi endurant que puissant. Comme la race n’a jamais été reconnue par les haras nationaux, Franky Mulliez abandonne finalement le projet.

Les chevaux, une passion qui a accompagné Franky Mulliez tout au long de sa vie et l'a amené à construire un haras à l'ouest de Paris. Photo : Rémi Bayol ©

Les chevaux, une passion qui a accompagné Franky Mulliez tout au long de sa vie et l'a amené à construire un haras à l'ouest de Paris. Photo : Rémi Bayol ©

Le nabab navigue dans les Yvelines en père peinard. Il y monte une société de matériel équestre, Horsewood, se lie d’amitié avec l’ancien édile de Rambouillet et actuel président du Sénat Gérard Larcher – aujourd’hui encore, ce dernier lui rend régulièrement visite pour chasser sur les terres de Dampierre. Franky exerce même un bref mandat d’adjoint au maire de la Boissière-Ecole.

Son frère et ses cousins lui reprochent son exil du Nord. Le chef d’entreprise devrait avoir son bureau à Roubaix, comme tous les hommes de sa lignée. Franky Mulliez n’en fait qu’à sa tête. Il apprécie les Ch’tis, mais le ciel gris l’a lassé. Il préfère sa « vallée magnifique » et son coin de forêt. Lorsqu’il lui faut se rendre au siège de Kiloutou, à Marcq-en-Barœul, il sort son hélicoptère du hangar où est entreposé le foin des chevaux, vole une heure, et fait la même chose le soir pour rentrer chez lui.

Au milieu des années 2000, Franky Mulliez a revendu la Butte Ronde, dans la forêt de Rambouillet, après la séparation d’avec sa seconde femme, Anne. Le domaine est dorénavant un lieu d’accueil de séminaires et de mariages. Photo : Rémi Bayol ©

Au milieu des années 2000, Franky Mulliez a revendu la Butte Ronde, dans la forêt de Rambouillet, après la séparation d’avec sa seconde femme, Anne. Le domaine est dorénavant un lieu d’accueil de séminaires et de mariages. Photo : Rémi Bayol ©

À côté du haras, au milieu d’un bois, Franky Mulliez a construit le domaine de ses rêves. Quand il y emménage avec sa seconde femme et ses deux enfants au début des années 1990, le domaine de la Butte Ronde n’est encore qu’une vieille ferme. Franky Mulliez fait creuser un immense lac à proximité, planter des cèdres de trois tonnes et aménager d’immenses pâturages pour son troupeau d’équidés couleur neige.

« Je suis un paysagiste dans l’âme », s’emporte le retraité. « Il aime se lancer dans de gros travaux, se souvient Xavier Humbert, jardinier de la Butte Ronde depuis plus de trois décennies. Il a besoin de défis. » Plus tard, il retapera de fond en comble un château en Dordogne avant de construire son propre chalet au Canada, avec « 3 ou 4 chômeurs » qu’il avait trouvé, « des tronçonneuses, et en avant la musique ! »

Un « communiste » contre le fisc

Les Mulliez sont de fervents catholiques. Son oncle Michel, qu’il adorait, fut prêtre jusqu’à ses 50 ans. Franky Mulliez, lui, est agnostique. Il a été marié quatre fois. Il pense qu’il a « fatigué [ses] femmes », à force de déménager et de faire ce qu'il veut. Il suit chacune de ses envies et rechigne à se plier aux préceptes qu’on lui impose. Même quand la réprimande vient de l'État français.

Franky Mulliez a ainsi passé dix ans à se batttre devant les tribunaux pour récupérer les 1,2 million d’euros que le fisc avait confisqué à sa holding, Peramina, à la fin des années 2000. Le grand fortuné avait tenté de réduire son imposition en plaçant 40 millions d’euros de son patrimoine dans une société domiciliée à Madère – une île portugaise à la fiscalité très avantageuse. Au mois de décembre 2022, la Cour administrative d'appel de Versailles a rendu un jugement définitif : Franky Mulliez ne reverra pas son million.

« Je suis un communiste, moi. »
Franky Mulliez

L’homme se veut pourtant généreux. Il soutient sans compter les projets d’entreprise de ses cinq enfants, perd de l’argent dans la rénovation du patrimoine national et se targue d’avoir financé une école pour 650 Intouchables du Rajasthan, en Inde. « Je suis un communiste, moi », s’emballe-t-il. L’homme d’affaires le lance un peu par provocation mais aussi parce qu’il milite en faveur d’un dividende pour les salariés. Franky Mulliez en est persuadé : si les employés étaient tous actionnaires et bénéficiaires, « il y aurait moins de vols dans les boîtes. »

Franky et les radins

Son patrimoine ne s’évalue pas qu’en espèces sonnantes et trébuchantes. En plus de vingt ans, le touche-à-tout a constitué une collection d’œuvres d’art et de mobilier qui, selon ses dires, serait digne du musée Getty de Los Angeles. Même si sa mère l’a initié à la sculpture, Franky Mulliez n’a vraiment cultivé sa passion de l’art que sur le tard. Sa seconde femme, Anne, était antiquaire.

« Dans ma famille, ils n'avaient pas de goût artistique, souffle-t-il. Dans ce domaine, mes parents n’avaient pas eu d’éducation et ils étaient radins, donc on vivait simplement. Dans ma maison d’enfance, il n’y avait que des merdes : des meubles achetés en brocante ou hérités de la vieille tante. » Il poursuit : « Les Mulliez, c’est les Mulliez. Il n’y en a aucun qui a un beau tableau ou un beau meuble chez lui, car il ne faut pas vivre dans le luxe. »

Dehors, la pluie s’est arrêtée. Franky Mulliez se lève, grimpe dans un 4x4 rouge avec ses deux épagneuls papillon pour aller observer le château de plus près. Les chiens collés à ses cuisses lèvent la tête pour aboyer dès qu’ils aperçoivent un sanglier sur le bord du chemin de terre. Autour, le décor est encore un immense chantier. Seuls quelques arbres épars ont résisté à l’important débardage depuis le rachat de ces terres en 2018. Franky Mulliez veut faire sa forêt à son image.

Franky Mulliez, le fondateur de Kiloutou, à bord du 4x4 rouge avec lequel il parcourt son domaine de Dampierre, flanqué de ses deux épagneuls papillon. Photo : Rémi Bayol ©

Franky Mulliez, le fondateur de Kiloutou, à bord du 4x4 rouge avec lequel il parcourt son domaine de Dampierre, flanqué de ses deux épagneuls papillon. Photo : Rémi Bayol ©

Quand il a racheté le domaine de Dampierre-en-Yvelines il y a cinq ans, le septuagénaire avait pour projet de tout refaire, de fond en comble. Après l'avoir fait inscrire au patrimoine historique, il a investi plus de 60 millions d’euros pour redonner à ce domaine situé au cœur de la vallée de Chevreuse, non loin de Paris, tout son éclat. Un peu plus loin, le véhicule tout terrain traverse une grille imposante et pénètre dans le parc dessiné par Le Nôtre, bâtisseur des jardins de Versailles. Le château de Dampierre émerge au loin. Il n’a ni tours, ni remparts. L’édifice construit au XVIIᵉ siècle a de faux airs de petit Versailles, avec ses parements ocre en pierre de grès et sa multitude de fenêtres.

Le millionnaire contemple son joyau, enfin débarrassé des échafaudages et de la bâche qui l’ont enveloppé deux ans durant. Quand le monument historique rouvrira ses portes au public, courant 2025, les recettes des entrées réalisées devraient couvrir les frais d’exploitation. Pascal Thévart, directeur général du domaine, table sur 300 000 visiteurs par an, au bout de 10 ans d’ouverture. Près de 60 000 touristes se sont déjà aventurés dans le parc en 2022, achetant des tickets pour visiter les jardins ou faire un tour en calèche. De temps en temps, le propriétaire se glisse incognito dans la peau du cocher. Ça l’amuse, surtout quand des curieux le questionnent pendant la visite : « Et le proprio, Monsieur Mulliez, il est comment ? »

« L'ISF m'a foutu dehors ! »

L’idée de rénover ce château, cet acte d’« altruisme » selon lui, serait venue de son médecin suisse. Franky Mulliez admet sans embarras avoir vécu dix ans de sa retraite dans une station alpine helvétique. Pas pour le ski ni le chocolat, seulement pour des raisons fiscales. « L’ISF [impôt sur la fortune, supprimé en 2018, ndlr] m’a foutu dehors ! », claironne-t-il. À la même période, son généraliste lui conseille de se trouver une occupation pour sa retraite. Il sera pris au mot. Ni bridge, ni tricot : le patient se met en quête de son château.

Dès le rachat du domaine de Dampierre en 2018, Franky Mulliez a souhaité ouvrir l’accès au public pour faire profiter du lieu. Quand des réserves ont été émises par le syndicat du Parc de la Haute vallée de Chevreuse, le milliardaire a menacé de revendre le château à un Qatari. « Ça a remué du monde à Paris », assure‐t‐il. Quelques semaines plus tard, le château était ouvert. Photo : Rémi Bayol ©

Dès le rachat du domaine de Dampierre en 2018, Franky Mulliez a souhaité ouvrir l’accès au public pour faire profiter du lieu. Quand des réserves ont été émises par le syndicat du Parc de la Haute vallée de Chevreuse, le milliardaire a menacé de revendre le château à un Qatari. « Ça a remué du monde à Paris », assure‐t‐il. Quelques semaines plus tard, le château était ouvert. Photo : Rémi Bayol ©

Ce projet pharaonique à Dampierre est un rêve commun avec sa quatrième et dernière ex-femme, Marine Desproges-Gotteron, commissaire-priseur pour la prestigieuse société de vente aux enchères Christie’s. Elle a rencontré Franky Mulliez quelque temps avant qu’il rachète le domaine de la vallée de la Chevreuse. C’est une femme élégante, aux poignets ornés de bracelets dorés qui tintillent chaque fois qu’elle remue ses mains.

Pendant cinq ans, l’experte en art a aidé Franky Mulliez à polir la collection d'objets qui meublera le château de Dampierre. À trouver l’équilibre entre les tableaux et meubles qu’il possédait, et les tapis, porcelaines, et céramiques acquis. Le couple s’amuse à habiller le grand salon ou les chambres en associant le mobilier d’époque à des œuvres des siècles suivants. Le grand public devra encore attendre deux ans avant de découvrir l'impressionnante collection du propriétaire.

Franky Mulliez lors d’une de ses tournées d’inspection des travaux de restauration du château de Dampierre. Photo : Rémi Bayol ©

Franky Mulliez lors d’une de ses tournées d’inspection des travaux de restauration du château de Dampierre. Photo : Rémi Bayol ©

Cette dernière entreprise à des airs de baroud d’honneur. Quitte à se retirer, autant laisser derrière soi un héritage aussi noble que flamboyant. Mais Franky Mulliez assure qu’il ne se soucie pas de son legs à la postérité. Peu importe qu’on retienne son nom. Si le château peut servir à initier quelques enfants à l’art et à l’architecture, cela lui suffira.

« C’est vrai que j’ai eu une vie passionnante. Je suis fier de ce que j’ai fait, mais pas de ce que j’ai hérité », confie-t-il. Et de poursuivre : « Quand j’ai assisté aux derniers jours de mon père, il y a quelques années, il m’a dit : “Tu me fais peur”. Il pensait que j’étais fou, inconscient, il craignait de devoir payer mes dettes. Je lui ai dit : “Tu peux mourir demain matin — et il est mort le lendemain — moi, je mourrai après-demain, mais je ne me serai pas fait chier. Ma vie a été passionnante. Ne t’inquiète pas pour moi, je peux claquer, j’ai eu une vie beaucoup plus remplie que la moyenne de mes concitoyens”. J’ai profité de la beauté de la nature, du paysage, des pays, du patrimoine. Tout ça, ça lave la tête par rapport au monde du business. Trouver de l’argent, des associés, investir, ce n’est pas suffisant dans une vie. »