Pénurie de papier,
toute une chaîne impactée
Par Melinda Blimez, Rosalie Coune et Alice Courtois
Préface
La force d’une chaîne réside dans les maillons qui la constituent. Si l’un d’eux vient à manquer, c’est l’ensemble du mécanisme qui déraille. Dans l’industrie du livre et du journal, chaque acteur, depuis l’éditeur jusqu'au libraire, connaît son rôle et s’y attelle. Seulement, au tout début de la chaîne se trouve la matière première, le papier, dont la production faiblit depuis quelque temps. Assez vite, c’est la dégringolade.
Chapitre 1
L'édition : des priorités à mettre
Benoît Dubois, président de l'Association des Éditeurs belges (ADEB) décrypte la situation.
Les éditeurs, premier maillon de la chaîne, ont vite compris les différentes causes de cette pénurie. D’abord, la quantité de pulpe qui constitue le papier a diminué. Pendant le confinement, moins d’arbres ont été abattus, ce qui a entraîné la chute de la production de cette matière première. Ensuite, les transports maritimes sont fortement ralentis. « Du côté du Pacifique, des dizaines, voire des quinzaines de bateaux sont en attente de déchargement et donc plusieurs milliers de conteneurs ne sont pas disponibles immédiatement », explique Benoît Dubois, président de l’Association des Éditeurs belges (ADEB). Les livraisons de papier prennent plus de temps que prévu, le mécanisme tourne au ralenti.
Cependant, la principale conséquence de cette pénurie reste l’augmentation des prix de chaque élément de la chaîne. D’abord, le coût de la matière première est monté en flèche. Par la suite, c’est celui de l’énergie qui a augmenté. Finalement, le prix des conteneurs a aussi grimpé. « Au début de l’année, un conteneur coûtait approximativement 2000 € pour faire le voyage Chine-Anvers. Maintenant, ça me coûte pratiquement 12.000 € », détaille le président de l’ADEB.
Enfin, la loi de l'offre et de la demande a produit son effet. La quantité de papier disponible a diminué, pour une demande en hausse. Les prix ont par conséquent augmenté.
Certains produits sont particulièrement touchés. Les livres cartonnés, les livres pour enfants, les bandes dessinées ou les romans réunissent les pires conditions. Ils contiennent beaucoup de pulpe de papier et sont souvent produits en dehors de l’Europe. Le stock est donc en forte diminution et les prix sont élevés. Les mangas posent particulièrement problème parce que leur stock est confectionné une fois par an. Face à leur popularité croissante, les stocks se sont écoulés en deux mois. Réimprimer le tout est dorénavant extrêmement compliqué pour toutes les raisons précitées.
Le tirage à tout prix
Les éditeurs participent aussi à cette augmentation des prix. En effet, ils exigent un nombre précis de copies. Par exemple, certains ont l'habitude de procéder à des tirages de 30 000 exemplaires pour un grand succès, voire 100 000 exemplaires pour un Astérix et Obélix. Ces quantités de papier ne sont plus nécessairement disponibles immédiatement chez les imprimeurs. Mais cette pénurie ne les arrête pas. Ils sont prêts à payer le double du prix pour assurer l’impression et la distribution de leur ouvrage. Ce processus a une incidence sur le prix de revient, ce qui fait augmenter le prix du livre. À titre d’exemple, « si l'éditeur a 1€ de coût de production en plus, le prix livre pour le consommateur devra augmenter de quasiment 2€ », déclare Benoît Dubois.
Par ailleurs, payer plus cher son impression n’augmente pas les quantités de papier disponibles. D’autres petits éditeurs se trouvent alors dans l’impossibilité de sortir leur produit, car la quantité de papier disponible a été utilisée par les plus gros groupes. La priorité est accordée aux « best-sellers ». Les autres ouvrages sont reportés. Sachant que le moment de publication est primordial pour une vente réussie - on ne sort pas n'importe quoi n'importe quand -, des auteurs alternatifs ou moins notoires risquent bel et bien d’être lésés.
Des ruptures de stock pour les fêtes ?
Les livres à grand succès, pour lesquels la demande est grande risquent d’être rapidement en rupture de stock. Les éditeurs ont une tendance générale à réduire les quantités imprimées pour des raisons logistiques et budgétaires. Ils essaieront d’adapter le papier de certains livres en fonction de la disponibilité. Par exemple, un roman pourrait être imprimé sur un papier 75 grammes plutôt que 90. Mais, cela ne s’applique pas à tous les ouvrages. Le président de l’ADEB précise qu’il n’est pas question d’imprimer une bande dessinée sur du papier journal. Certains paquets risquent donc de manquer en dessous du sapin.
De plus, certains livres ont bien souffert de la pandémie et risquent de ne plus être très présents en magasin. C’est le cas des livres de voyage. Benoît Dubois constate : « Les vols ont été suspendus pendant plusieurs mois et n'ont pas pu reprendre tout de suite. Les opérateurs de voyage ont dû, eux aussi, retrouver des conditions économiques et sanitaires leur permettant de le faire. Donc, plus de voyages à l'étranger, plus de ventes de guides touristiques ». Le « beau livre » est également en perte de vitesse. Ces secteurs se sont complètement écrasés.
Les personnes qui souhaitent offrir un certain livre à leur proche à l'occasion des fêtes de fin d'année risquent alors de se tourner vers les géants du web. Même si leur stock semble plus important, la pénurie ne les épargne pas non plus. Les cartons d’emballage se font aussi rares. Cette crise est généralisée.
Un nouveau coup dur pour cette industrie
Depuis de nombreuses années, l’industrie du livre s’érode peu à peu. La place du bouquin en tant que bien de loisir est fortement concurrencée par l’apparition d’autres biens de consommation tels que les jeux vidéo, le streaming, la musique, etc. « Là où il y avait 100 familles en 1980 qui déclaraient ne pas avoir un seul livre à la maison. Il y en a 150 aujourd'hui », déplore monsieur Dubois. De plus, il nous confie que le pourcentage d’illettrés dans notre société est passé de 12% en 1980 à approximativement 20% aujourd’hui. Ces facteurs induisent une perte de vitesse de l’industrie.
Qui plus est, les prix des livres n’évoluent pas aussi vite que le coût de la vie. Les acteurs économiques de la chaîne du livre, des auteurs aux libraires, doivent se contenter de prix stabilisés et donc, de revenus en contraction. En cause : la concurrence féroce des quelques cinq – six gros groupes éditoriaux français. Pour prendre un maximum de place sur le marché, ces acteurs impriment davantage de livres (ce qui augmente l’offre par rapport à la demande) et les mettent à des prix compétitifs. Les prix évoluent donc très lentement. De plus, cette grande quantité d’impressions génère beaucoup de déchets.
Le confinement a été marqué par un regain d’intérêt de la population pour la lecture. La demande est forte, mais l’offre est en baisse depuis la pénurie. Une « occasion manquée » difficile à avaler pour certains éditeurs. En outre, peut-être que cette crise est l’occasion d'engranger un changement plus en profondeur dans l’industrie et d’arrêter de produire de manière anarchique.
Cette crise met également en évidence notre dépendance à d'autres continents. Selon le président de l’ADEB, « la première chose serait vraisemblablement de relocaliser en Europe une bonne partie de l'appareil de production ». Mais, cette solution a un prix. Une seule question se pose : « est-ce que la société est prête à dépenser plus d’argent pour un produit made in Europe ? ».
Chapitre 2
L'impression : victime du carton
Alain Dermonde, manager de la centrale d'achat du papier et des imprimés pour l’ensemble du groupe Rossel, exprime les difficultés du secteur.
L'entreprise Rossel réunit 14 quotidiens dont Le Soir, 20 Minutes, Metro, De Tijd, l'Écho, etc. Les journaux papier sont imprimés à Nivelles (voir photos ci-dessous).
L'impression représente un maillon très important de la chaîne, avec ses difficultés propres. Le papier est au centre de sa machinerie et son rôle est d'assurer qu'il soit disponible. Cette pression quotidienne est empirée par la crise.
Au début de l’année 2021, le prix du papier était très bas, de quoi ravir le secteur de l’impression. En effet, la consommation de papier a diminué de 15 à 20 % pendant le confinement de 2020 par rapport aux attentes du groupe Rossel. Ce n’est pas l’intérêt des citoyens pour la presse imprimée qui a diminué, mais le contenu de celle-ci. Il n’y avait pratiquement plus de sport, de culture, « en fait, le journal se limitait au COVID et un peu à l'international », confie Alain Dermonde, manager de la centrale d'achat du papier et des imprimés pour l’ensemble du groupe Rossel. Les quotidiens sont passés de 32 pages à 20 ou 24 pages.
Un problème de carton
La pénurie s’est manifestée en avril 2021 pour les vieux papiers (papiers recyclés), les plus utilisés en Europe. Le volume des journaux à recycler de « l’année confinement » en baisse, combiné au boom des commandes en ligne, ont intensifié cette pénurie. En effet, les cartons qui servent à emballer les commandes sont aussi fabriqués à base de papier recyclé. Le télétravail et la fermeture des magasins ont augmenté les achats en ligne, et donc, la production de carton. De plus, les producteurs de papier journaux peuvent effectuer aisément quelques réglages sur leurs machines et produire du carton à la place. D’ailleurs, c’est plus rentable. Par conséquent, toute la production est dédiée aux cartons.
Avant la crise, les cartonniers triaient les papiers recyclés : les « beaux », plus chers, servaient à la fabrication de papier journal et magazine, tandis que les moins chers, étaient convertis en carton. Depuis lors, la demande de carton est devenue si forte que les géants du web ont acheté à la fois du « moche » et du « beau » papier. Ce dernier en est venu alors à manquer. Et, petit à petit, les prix ont augmenté.
C’est en septembre que tout a commencé à s’emballer. L’augmentation du prix de l’énergie est entrée en jeu. Alain Dermonde indique que la tonne de papier est passée de 50 euros à 100 euros, puis à 200 euros.
Les journaux plus impactés que les magazines
La pénurie impactera probablement davantage les journaux que les magazines. Effectivement, la valeur ajoutée des magazines rapporte plus aux fournisseurs de contenus. Avec ses longs articles, ses nombreuses illustrations et sa présentation plus soignée, le magazine subit des transformations qui augmentent sa valeur. L’imprimeur en produira alors en priorité. Les difficultés d’approvisionnement varient également en fonction de l’origine du papier. Pour le papier saumon de Scandinavie, les délais s'allongent en raison du transport maritime. Les conteneurs sont souvent moins remplis que prévu. La déception est grande pour les imprimeurs qui reçoivent, d’ailleurs, une grande pression des éditeurs. Assumer toutes les demandes devient de plus en plus compliqué. La crainte de perdre des clients s’est empirée avec la crise.
Une augmentation de la demande : une occasion manquée
Parallèlement aux problèmes d'approvisionnement, l’accroissement de la demande et la reprise économique mettent le secteur sous pression. Les journaux se sont épaissis et la publicité fait son grand retour. L'envie de consommer est présente, mais la satisfaire devient difficile. En règle générale, l’imprimerie Rossel consomme 1000 tonnes de papier par mois. En ce moment, elle n’a que 300 tonnes en stock. Depuis six mois, la société grignote ce stock, ce qui conduira à un point de rupture. De plus, en fonction du nombre de pages du journal, les bobines utilisées sont différentes : une pour les 24 pages, une pour les 20, etc. Donc, même si le papier nécessaire est disponible, la bobine n’est peut-être pas adéquate au format.
« Maintenant, on peut espérer que la demande n'augmente plus trop », déclare Alain Dermonde. Le secteur a pourtant souffert de la diminution progressive de la demande pendant de longues années.
Augmentation des prix pour le consommateur
Suite à tous les problèmes évoqués, les prix des journaux et des magazines devraient augmenter dans les mois à venir. Dans la production d’un journal, le prix du papier représente à 30 à 40% du prix total, pour les magazines 50 à 60%. Pour l’instant, l’augmentation est bien absorbée par la publicité, la vente et les abonnements, mais sur le long terme, les prix grimperont. En effet, selon Alain Dermonde : “les éditeurs vont essayer de faire passer cette augmentation en gonflant le prix graduellement et en l'étalant dans le temps”. Du côté de l’imprimerie Rossel, leur production repose majoritairement sur leur stock déjà payé. Mais, arrivera le moment où mettre la main au portefeuille sera inévitable.
Chapitre 3
La vente : librairie menacée
Muriel Bocken, gérante de "la Compagnie des mots" fait part de son expérience de libraire. Bien préparée, elle s'inquiète néanmoins de ne pas pouvoir satisfaire la demande des clients, en cas de rupture de stock.
Les librairies se situent au bout de la chaine de l’industrie du livre. Ils représentent la partie visible de la machinerie, celle accessible au grand public. Situé en première ligne, les libraires doivent encaisser les critiques des clients mécontents. Fortement impactés par la crise, les conséquences qu’ils subissent sont nombreuses : pénurie de caisses de qualité pour protéger les livres durant leur transport, risque de rupture de stock, fuite des clients vers les géants du web...
Entretien avec une libraire.
Pour conclure, Muriel Bocken rappelle que les éditeurs ont bien bien compris les enjeux et anticipé les conséquences de la pénurie de papier. Elle rappelle que libraires de quartier ont plus que jamais besoin du soutien des clients, à l'approche des fêtes.