Point méfiant
Malaise face à l’écriture inclusive
L’écriture inclusive fait débat, plus que jamais. Elle crée un malaise dans une partie de la population, ou du moins suscite son lot de réticences. Pourquoi cette nouvelle pratique de la langue censée inclure provoque-t-elle paradoxalement ce sentiment d’exclusion ?
“ Dans cette langue, le masculin fait le neutre. On n’a pas besoin d’y rajouter des points au milieu des mots ”
- Emmanuel Macron
Ce sont les mots prononcés par Emmanuel Macron à la Cité internationale de la langue française. Le Président de la République fait ici référence au point médian, l’un des éléments les plus controversés de l’écriture inclusive. Le Sénat français a récemment voté une loi interdisant l’utilisation de certains éléments de l’écriture inclusive faisant débat depuis longtemps. En France, l’Académie Française symbolise l’attachement identitaire que le pays a envers la langue, ce qui provoque cette posture plus conservatrice.
Chez nous, rien de semblable pour l’instant ? C’est même plutôt l’inverse. Un décret a été voté en 2021 pour renforcer la féminisation du vocabulaire. Pour Anoushka Dufeuil, spécialiste et formatrice en écriture inclusive, La tendance à la polémique est moins forte en Belgique, culturellement.
“ Je crois aussi qu’il y a une certaine réserve à ne pas s'exprimer à tort et à travers sur des choses qu'on ne maîtrise pas, ce que n'ont pas forcément nos voisins et voisines de France”
- Anoushka Dufeuil
Dans de nombreuses institutions belges, l’écriture inclusive prend doucement sa place. Si on prend l’exemple de l’enseignement, certaines universités, comme l’ULB et l’UCL, communiquent des consignes à leurs collègues afin d’écrire de manière plus inclusive, même si parfois le sujet reste épineux. Pour Xavier Marini, responsable communication de la Fac d’architecture de l’ULB, c’est surtout une question de génération. « Dans des réunions d'équipe, certains, certaines collègues plus âgé·es, avaient parfois un petit rire ou un petit jugement lors de l’utilisation de certains mots neutres par exemple. On m’a déjà dit : ‘le pronom iel, là, c'est un peu lourd. Tu ne veux pas plutôt écrire il et elle ?’ ». D’autres établissements, comme l’IHECS, n’ont pas adopté l’écriture inclusive officiellement, mais cela n’empêche pas une partie du corps enseignant de l’utiliser de plus en plus fréquemment. Y aurait-il malgré tout une certaine forme de malaise ?
Mais finalement, quel est l’esprit de l’écriture inclusive ? Pour Anne-Catherine Simon, professeure en linguistique française à l’UCLouvain,
« C'est un ensemble de techniques qu'on peut utiliser pour donner une place égale aux femmes et aux hommes dans les textes. On parle d'écriture inclusive, mais on pourrait parler plus largement de langage inclusif parce que ça concerne l'écrit et aussi l'oral. »
Outre la féminisation des noms et des fonctions, qui met plus ou moins tout le monde d’accord, un des principes de base de l’écriture inclusive consiste à supprimer le masculin générique. Pour rappel, c’est l’utilisation de la forme grammaticale masculine pour désigner à la fois les femmes et les hommes. Selon cette règle, on parle de « citoyens » pour exprimer « les citoyens et les citoyennes ». L’écriture inclusive aimerait abolir ce masculin générique qui, selon les adeptes, invisibilise les femmes.
Pas de consensus sur la mise en oeuvre
Si l’esprit de l’écriture inclusive est très clair, plusieurs façons de la mettre en oeuvre coexistent. Parmi les techniques utilisées, il y a :
- Le point médian. Le fameux. Concrètement, il permet de n’utiliser qu’un mot à la place de deux et fait donc fonction d’abréviation. Ce nouveau signe typographique fait vivement débat. Certaines personnes, comme Macron, ne comprennent pas son utilité et le jugent trop complexe.
- Les néologismes. On va utiliser « iel » plutôt que « il et elle » ou encore « celleux » à la place de « celles et ceux ». Ces nouveaux mots peuvent agaçer une partie du public. L’écriture inclusive qui y recourt est parfois jugée plus militante, voire plus radicale, visant à créer de nouvelles formes dans la langue.
- Les mots épicènes. Neutres, ils s’appliquent tant aux hommes qu’aux femmes. On préférera ainsi parler de « public » plutôt que de « spectateurs » de destinataires plutôt que de récepteurs.
- Les formules englobantes. on parlera de « la population bruxelloise » plutôt que des « habitants de Bruxelles » ou des « Bruxellois ».
- La double flexion. Il s’agit ici d’utiliser la forme masculin et féminine. « Bonjour à toutes et tous » par exemple.
Si le sujet est moins clivant en Belgique qu’en France, peut-on parler de malaise autour de l’écriture inclusive ? Nous avons sondé une cinquantaine de personnes, dans les rues de Bruxelles, au départ de la lecture d’un texte écrit en écriture inclusive. Après examen de celui-ci, certaines interrogations et réticences sont exprimées.
Parmi les arguments défavorables à l’écriture inclusive, on retrouve donc :
- L’illisibilité, soit les difficultés de lecture
- La crainte que la forme prenne le dessus sur le fond
- La peur d’utiliser l’écriture inclusive de manière inadéquate
- Les diffultés de lectures supplémentaires pour les personnes atteintes de dyslexie.
- Le malaise identitaire lié à l’attachement pour la langue
Notons que dans notre panel bruxellois, personne n’a évoqué une opposition de principe, ni des raisons d’ordre esthétique, pourtant abordées dans certains éditoriaux et tribunes.
Revenons sur chacune de ces réticences.
·Réticence n°1·
Forcément, tous les yeux ne sont pas encore habitués à voir des néologismes et des points médians dans les textes administratifs ou sur des affiches publicitaires.
Selon la formatrice Anoushka Dufeuil, l’écriture inclusive peut effectivement être plus difficile à lire au début, mais on s’y fait ! Cet argument de l’illisibilité ne dure donc pas dans le temps. Et s’il persiste, c’est sans doute plutôt parce que les sceptiques ne feraient pas l’effort de s’habituer à cette nouvelle forme d’écriture, en raison de leurs “préjugés sur l’écriture inclusive”.
Notons aussi que cette réticence quant à l’illisbilité des textes porte surtout sur un certain type d’écriture inclusive, la plus radicale, qui recourt massivement au point médian et aux néologismes. À ce sujet, le Conseil de la Langue française, des Langues régionales endogènes et des Politiques linguistiques a mis en place un guide, intitulé « Inclure sans exclure », proposant des conseils afin d’écrire en inclusif de manière simple et lisible. Selon ce texte, il est tout à fait possible d’écrire un texte inclusif sans la trace d’un seul point médian. Cette conception de l’écriture inclusive annihilie de facto cette réticence liée à l’illisibilité.
·Réticence n°2·
Pour certaines personnes, l’écriture inclusive, justement par sa prétendue complexité, fait que le lectorat se concentre d’abord sur le déchiffrage du texte, au détriment de la compréhension de celui-ci. En bref, il se concentrerait plus sur la forme que sur le fond.
Face à ces arguments, les personnes qui prônent l’écriture inclusive répondent à nouveau que cette difficulté éventuelle s’estompe avec le temps, tout comme les difficultés liées à la lisibilité.
Jérôme Piron, linguiste et auteur d’une pièce de théâtre sur la désacralisation de l’orthographe, use d’une métaphore musicale pour apporter de la nuance à cette réticence. Selon lui, l’orthographe et l’écriture servent de partition au langage, comparé ici à la musique. Quelque soit la façon d’écrire les partitions, la musique ne change pas. Ainsi, l’orthographe et l’écriture ne sont que des outils de retranscription de la langue.
·Réticence n°3·
En plus d’être accusée d’être illisible et de provoquer une perte de sens du message, l’écriture inclusive est également critiquée pour être trop compliquée. L’utiliser revient donc à s’exposer à la critique.
Selon Anne Catherine Simon, tout est une question d’habitude et d’éducation. Écrire d’une nouvelle façon s’apprend au fil du temps et cela requiert effectivement un effort supplémentaire. « Il faut comprendre comment toutes les techniques de l’écriture inclusive fonctionnent et apprendre à les utiliser », explique la linguiste.
Anouschka Dufeuil, quant à elle, insiste sur la difficile remise en cause des règles et consignes apprises durant l’enfance. Là aussi, cela requiert un effort intellectuel.
De son côté, Jérôme Piron, comprend les craintes évoquées quant à l’utilisation de l’écriture inclusive et des multiples composantes : double flexion, mot épicène, néologisme, point médian... Toutefois, il encourage à la découverte et à ne pas avoir peur d’expérimenter avec sa propre langue
“Il faut se lâcher, il faut se faire plaisir, il faut y aller comme on le sent. C’est vraiment en forgeant qu'on devient forgeron”
- Jérôme Piron
·Réticence n°4·
Il était impossible de ne pas parler de cette critique si souvent avancée par les adversaires de l’écriture inclusive : comment faire pour les dyslexiques et autres troubles dys ? Pour la Fédération française des Dys, l’utilisation du point médian et le recours aux termes épicènes nuisent à ces personnes déjà en difficulté par rapport à la lecture et l’écriture. C’est aussi l’avis d’une majorité au Sénat français, qui désigne les « personnes en situation de handicap et d’illettrisme, ou atteintes de dyslexie » comme les principales victimes de l’écriture inclusive. Franck Neveu, linguiste français, craint que l’écriture inclusive soit un risque pour les enfants en plein apprentissage de la langue française, déjà en assez grande difficulté selon lui.
Seulement voilà, il semblerait que ces craintes soient légèrement exagérées, explique Anne-Catherine Simon. Des études menées par des logopèdes sur des personnes dys démontreraient que même s’il y a effectivement un ralentissement de la lecture de prime abord, celui-ci se résorbe rapidement avec l’habitude et la mise en contact avec cette nouvelle façon d’écrire : « ce ralentissement de la lecture, il disparaît très vite. Donc c'est à la première ou à la deuxième fois qu'on lit le mot, puis après ça disparaît parce qu'on s'y habitue. C’est un effet qui est très passager ».
Anouschka Dufeuil va plus loin et parle d’une « hypocrise » de la part d’une certaine partie des critiques de l’écriture inclusive. Elle prend le cas des personnes dys brandies comme un totem d’immunité, ce qui n’a pas l’air de plaire à certaines personnes concernées.
En bref, la formatrice soupçonne ces personnes d’ « instrumentalisation » des publics dys. Selon elle, les personnes se disant inquiètes pour celles sujettes aux difficultés de lecture et d’écriture, sont les mêmes s’opposant à une simplification de la retranscription de la langue, prônant une position assez conservatrice
·Réticence n°5·
Le dernier malaise concernant l’écriture inclusive est d’ordre identitaire. Oui, la langue, pour une partie de la population, est sacrée et profondément liée à l’identité. C’est sans doute davantage le cas en France où siège l’Académie française. C’est en tout cas l’opinion d’Anne-Catherine Simon, qui a identifié une posture conservatrice par rapport à la langue française : “En France, on ne touche pas à la langue, parce que à chaque fois qu'on la modifie, qu'on la fait évoluer, il y a cette idée que ça pourrait la dégrader et l'abîmer d'une certaine manière”. Le fait d'innover, notamment avec le controversé point médian, est souvent mal reçu.
Les chiffres semblent confirmer cette analyse. Selon une étude Ifop-Synopia publiée par La Croix et RTL en 2017, 80% de la population française juge que son attachement à la communauté nationale est dû à la pratique de la langue de Molière. Cet attachement est une “source très importante” de l'identité de la population française, avant même les valeurs de la République, l’histoire de la France et sa culture.
Toujours dans le domaine de la sacralisation de la langue, certaines personnes avancent un argument quelque peu subjectif : “c’est moche”. Sans surprise, il est difficile, voire impossible, d’analyser cet argument car il dépend d’une appréciation purement esthétique. Cette vision est peut-être due là aussi à un manque d’habitude ou à une posture globalement plus conservatrice.
·Point final·
Après avoir fait le tour de ces critiques et interrogations, il nous est tout d’abord apparu que si le sujet fait vivement débat dans les médias, et plus encore en France, les personnes sondées à Bruxelles affichaient une certaine méconnaissance, et plusieurs réticences, toutefois moins fortes que ce que nous avions anticipé.
Place à la jeunesse
Dès lors, est-il exagéré de parler de malaise quant à l’écriture inclusive ? Pas forcément, parce que le débat demeure, dans certains secteurs professionnels. Si malaise il y a, faudra-t-il considérer qu’il n’est que temporaire, tout comme les difficultés de lisiblité ? Plus que dans nulles autres, la question est dans les mains des jeunes générations qui décideront, au fil du temps de l'adoption (ou non) et de la mise en oeuvre (de la plus light à la plus militante) de cette vision inclusive du langage.
La typographie inclusive utilisée dans les animationsest tirée de la typothèque du collectif "ByeBye Binary"