Tensions et divisions autour de l’avenir des entreprises familiales Mulliez


Chez les Mulliez, les questions sur l’avenir des entreprises familiales se règlent en vase clos au sein d’une discrète association familiale qui regroupe près de 800 actionnaires. À la manœuvre, une nouvelle génération tente d’imposer ses visions stratégiques, quitte à froisser les plus anciens et à évincer l’opposition.

Image générée par Midjourney

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Auchan, Decathlon, Leroy Merlin, Boulanger, Kiabi… Les enseignes de la galaxie Mulliez remplissent de leurs produits les frigos et placards des Français et emploient un demi-million de personnes à travers le monde. Pourtant, l’organisation de l’Association familiale Mulliez (AFM), l’entité qui rassemble les actionnaires des entreprises familiales et fait des Mulliez la huitième fortune de France, reste totalement méconnue du grand public.

En juin 2018, Matthieu Leclercq rompt avec cette tradition du silence. Dans un courrier adressé aux hauts cadres de Decathlon, il annonce ne pas renouveler son mandat à la présidence du conseil de surveillance de l’enseigne. « Sur les 18 derniers mois, je n’ai pas eu la liberté de choisir mes conseillers et avec les contre-performances de début d’année, la relation avec les représentants de nos actionnaires ne s’est pas améliorée », explique le fils du fondateur de Decathlon. La démission de Matthieu Leclercq s’expliquerait par des désaccords sur la stratégie de vente de l’enseigne. Il s’opposait au souhait des actionnaires de l’AFM de ne plus distribuer d’articles de grandes marques de sport (Nike, Adidas, Puma…) dans les magasins.

« Matthieu a interprété la nomination de Fabien Derville comme une reprise en main de Decathlon par la famille Mulliez, pour une gestion plus traditionnelle. »
Un proche de Matthieu Leclercq

En coulisses, une source proche de l’ancien dirigeant affirme qu’il n’a pas démissionné, mais a été évincé sous la pression des actionnaires de l’AFM. Or Decathlon constitue un cas à part dans les entreprises de la galaxie Mulliez. Si elle est majoritairement détenue par l’AFM, c’est la famille Leclercq - fondatrice de l’enseigne et actionnaire minoritaire - qui en assure traditionnellement la direction. Quatre mois après son départ, Matthieu Leclercq est remplacé par Fabien Derville. Figure des sociétés Mulliez, ancien président de Mobivia (la branche automobile des sociétés familiales), sa nomination signe ainsi la fin de l’accord entre Mulliez et Leclercq.

Un proche de l’ancien dirigeant confirme : « Matthieu, qui était blessé et en colère, a interprété la nomination de Fabien Derville comme une reprise en main de Decathlon par la famille Mulliez, pour une gestion plus traditionnelle. » Parti méditer sur les chemins de Compostelle après son éviction, Matthieu Leclercq aurait à son retour vendu toutes les actions qu’il détenait dans Decathlon. Il dirige désormais la start-up For Talents, qu’il a lancée pour faciliter les transmissions d’entreprises familiales entre deux générations. Ironie du sort, l’Association Familiale Mulliez aurait aujourd’hui bien besoin de ses conseils pour sauver Auchan, l’entreprise sur laquelle elle a bâti toute sa richesse…

Bataille d’influence sur l’avenir d’Auchan

Chez les Mulliez, ceux qui souhaitent intégrer les entreprises familiales doivent débuter en bas de l’échelle. Alexandre, petit-fils du fondateur d’Auchan Gérard Mulliez, ne fait pas exception. En parallèle de ses études en école de commerce à l’EMLyon, le jeune homme est hôte de caisse dans l’une des grandes surfaces familiales. En 2014, diplôme en poche et après une aventure sans franc succès dans la création de start-up, il devient directeur marketing et innovation d’Auchan Direct, service de livraison de courses à domicile.

« La relève de la famille » titre Les Echos dans son portrait d’Alexandre Mulliez, au moment où il est nommé vice-président d’Auchan Retail France en janvier 2021. À 34 ans, il porte pour Auchan un projet de retour à l’ADN historique de l’enseigne, davantage de proximité avec les salariés des magasins après plusieurs années de restructuration financière. Derrière ce discours, son objectif est d’inverser le déclin de l’enseigne en France en portant les parts de marché dans le pays de 9,2 % aujourd’hui à 15 % d’ici 2027. L’ambition n’aura pas suffi. En décembre 2021, Auchan Retail annonce dans un communiqué la suppression du poste de vice-président, « pour accélérer la prise de décision au service de l’efficacité et de l’agilité ». Moins d’un an après sa nomination à la direction du groupe, Alexandre Mulliez s’en retrouve évincé.

Son principal tort a sans doute été de revendiquer trop fort l’héritage de son grand-père. Dans un message publié sur LinkedIn, lui-même assume cette position : « L’entreprise est la somme de ses forces vives (et pas de ses bénéfices). Je sais que tout le monde n’est pas de cet avis… mais c’est la vision que m’a transmise mon grand-père Gérard Mulliez (...). Une transformation réussie prend toujours la forme d’une (re)connexion avec les origines et les fondamentaux. »

Alexandre Mulliez a désormais regagné le monde des start-up et n’exerce plus au sein des entreprises familiales. Malgré le soutien de son grand-père, le jeune homme n’aura pas réussi à convaincre la majorité des près de 800 actionnaires de l’AFM. Car aujourd’hui, l’homme fort à la tête de la galaxie Mulliez n’est plus le fondateur d’Auchan mais un parfait inconnu du grand public : Barthélémy Guislain, président du conseil de gérance de l’AFM.

Chez les Mulliez, ceux qui souhaitent intégrer les entreprises familiales doivent débuter en bas de l’échelle. Alexandre, petit-fils du fondateur d’Auchan Gérard Mulliez, ne fait pas exception. En parallèle de ses études en école de commerce à l’EMLyon, le jeune homme est hôte de caisse dans l’une des grandes surfaces familiales. En 2014, diplôme en poche et après une aventure sans franc succès dans la création de start-up, il devient directeur marketing et innovation d’Auchan Direct, service de livraison de courses à domicile.

« La relève de la famille » titre Les Echos dans son portrait d’Alexandre Mulliez, au moment où il est nommé vice-président d’Auchan Retail France en janvier 2021. À 34 ans, il porte pour Auchan un projet de retour à l’ADN historique de l’enseigne, davantage de proximité avec les salariés des magasins après plusieurs années de restructuration financière. Derrière ce discours, son objectif est d’inverser le déclin de l’enseigne en France en portant les parts de marché dans le pays de 9,2 % aujourd’hui à 15 % d’ici 2027. L’ambition n’aura pas suffi. En décembre 2021, Auchan Retail annonce dans un communiqué la suppression du poste de vice-président, « pour accélérer la prise de décision au service de l’efficacité et de l’agilité ». Moins d’un an après sa nomination à la direction du groupe, Alexandre Mulliez s’en retrouve évincé.

Son principal tort a sans doute été de revendiquer trop fort l’héritage de son grand-père. Dans un message publié sur LinkedIn, lui-même assume cette position : « L’entreprise est la somme de ses forces vives (et pas de ses bénéfices). Je sais que tout le monde n’est pas de cet avis… mais c’est la vision que m’a transmise mon grand-père Gérard Mulliez (...). Une transformation réussie prend toujours la forme d’une (re)connexion avec les origines et les fondamentaux. »

Alexandre Mulliez a désormais regagné le monde des start-up et n’exerce plus au sein des entreprises familiales. Malgré le soutien de son grand-père, le jeune homme n’aura pas réussi à convaincre la majorité des près de 800 actionnaires de l’AFM. Car aujourd’hui, l’homme fort à la tête de la galaxie Mulliez n’est plus le fondateur d’Auchan mais un parfait inconnu du grand public : Barthélémy Guislain, président du conseil de gérance de l’AFM.

La petite nation Mulliez

Difficile de rendre compte de l’organisation interne de l’AFM, structure sans existence juridique et véritables statuts. Au sommet de la pyramide des sociétés Mulliez, quatre sociétés en commandite par actions (SCA) - nommées Acanthe, Cimofat, Valma et Valorest - constituent le bras opérationnel de l’AFM. C’est en consultant les chartes fondatrices de ces sociétés que l’on en déduit le fonctionnement de l’association des actionnaires Mulliez.

L’AFM est dirigée par un conseil de gérance dont les sept membres sont élus tous les cinq ans par les actionnaires lors d’une assemblée générale. Tous sont membres de sang ou par alliance de la dynastie familiale. Lors du dernier scrutin, en mai 2019, trois nouvelles figures ont intégré ce conseil exécutif. Ludovic Declercq, fondateur d’une plateforme de livraison associée aux entreprises familiales nommée Woop, l’ancien PDG de Saint Maclou Vincent Fauvet et Antonin Molle, membre du comité exécutif de Leroy Merlin en Russie depuis 2015.

Le collège de gérants est complété par quatre habitués du rôle, élus au moins depuis 2014 : Marion Buchsenschutz, investie dans la branche restauration des sociétés familiales et unique femme de ce conseil qui n’en a jamais compté davantage, Jérôme Mulliez qui travaille pour plusieurs entreprises Mulliez depuis Londres, Antoine Grolin qui dirige les sociétés foncières rattachées au groupe Auchan et Barthélémy Guislain. 

Barthélémy Guislain est entré dans l’empire familial par la petite porte, en 1996, alors qu’il débutait comme auditeur financier dans le cabinet KPMG et réalisait une mission pour Auchan. Deux ans plus tard, il se marie à Marie-Hélène Mulliez et intègre l’AFM. En 2014, à 40 ans, ce « morceau choisi » (c’est ainsi que les Mulliez appellent ceux qui intègrent la famille à l’occasion d’un mariage) est devenu le plus jeune président du conseil de gérance de l’association. 

Difficile de rendre compte de l’organisation interne de l’AFM, structure sans existence juridique et véritables statuts. Au sommet de la pyramide des sociétés Mulliez, quatre sociétés en commandite par actions (SCA) - nommées Acanthe, Cimofat, Valma et Valorest - constituent le bras opérationnel de l’AFM. C’est en consultant les chartes fondatrices de ces sociétés que l’on en déduit le fonctionnement de l’association des actionnaires Mulliez.

L’AFM est dirigée par un conseil de gérance dont les sept membres sont élus tous les cinq ans par les actionnaires lors d’une assemblée générale. Tous sont membres de sang ou par alliance de la dynastie familiale. Lors du dernier scrutin, en mai 2019, trois nouvelles figures ont intégré ce conseil exécutif. Ludovic Declercq, fondateur d’une plateforme de livraison associée aux entreprises familiales nommée Woop, l’ancien PDG de Saint Maclou Vincent Fauvet et Antonin Molle, membre du comité exécutif de Leroy Merlin en Russie depuis 2015.

Le collège de gérants est complété par quatre habitués du rôle, élus au moins depuis 2014 : Marion Buchsenschutz, investie dans la branche restauration des sociétés familiales et unique femme de ce conseil qui n’en a jamais compté davantage, Jérôme Mulliez qui travaille pour plusieurs entreprises Mulliez depuis Londres, Antoine Grolin qui dirige les sociétés foncières rattachées au groupe Auchan et Barthélémy Guislain. 

Barthélémy Guislain est entré dans l’empire familial par la petite porte, en 1996, alors qu’il débutait comme auditeur financier dans le cabinet KPMG et réalisait une mission pour Auchan. Deux ans plus tard, il se marie à Marie-Hélène Mulliez et intègre l’AFM. En 2014, à 40 ans, ce « morceau choisi » (c’est ainsi que les Mulliez appellent ceux qui intègrent la famille à l’occasion d’un mariage) est devenu le plus jeune président du conseil de gérance de l’association. 

Des signes d’ouverture au sommet

Son ascension, Barthélémy Guislain la doit à la division du pouvoir à l'œuvre au sein de l’AFM. Deux fois par an, aux mois de mai et décembre, les actionnaires se réunissent pour prendre des décisions sur l’avenir des entreprises familiales. À l’occasion de ces assemblées générales, comme pour les entreprises cotées en bourse, les actionnaires Mulliez ont un droit de vote équivalent au nombre de titres qu’ils possèdent. Au fil des générations et de la transmission des actions, le pouvoir auparavant aux mains des patriarches se dilue. 

À Roubaix, face au parc Barbieux, ce grand bâtiment anonyme cache le siège de l'Association familiale Mulliez. Leur nom n'est mentionné nul part, ni sur la devanture, ni même sur la boîte aux lettres. Image : François Vaneeckhoutte

À Roubaix, face au parc Barbieux, ce grand bâtiment anonyme cache le siège de l'Association familiale Mulliez. Leur nom n'est mentionné nul part, ni sur la devanture, ni même sur la boîte aux lettres. Image : François Vaneeckhoutte

Quelques signes de cette ouverture apparaissent au sommet de l’AFM, notamment au sein du conseil de surveillance. Ses membres, élus pour un mandat de cinq ans, vérifient que les décisions prises par le conseil de gérance sont bien conformes aux règles de l’association. Lors du dernier scrutin en mai 2022, pour la première fois, ce ne sont pas cinq personnalités qui ont été élues au conseil mais vingt. Cette évolution acte une surveillance accrue sur les décisions prises par l’exécutif de l’AFM, puisque les statuts des sociétés reliées à l’association ont été modifiés et affichent désormais que « le Conseil de Surveillance est composé d’au moins cinq membres ». Dans un article de La Lettre A, Barthélémy Guislain explique cette évolution par « une volonté d’étendre la représentativité des actionnaires ».

Deux visions qui s'affrontent

Avec l’élargissement du nombre d’actionnaires, les tensions se multiplient autour des stratégies à adopter pour préparer l’avenir des sociétés. Elles se cristallisent autour d’Auchan, qui connaît aujourd’hui de grandes difficultés. Deux visions s’affrontent pour déterminer l’avenir de l’enseigne. Barthélémy Guislain - qui préside le conseil d’administration du groupe Auchan - et Antoine Grolin - directeur des sociétés foncières liées à l’enseigne - souhaitent faire fructifier autrement les milliers d’hectares de terrains détenus par le groupe. De coûteux projets de rénovation d’hypermarchés ont été lancés, l’enseigne a mis en vente des biens immobiliers (majoritairement des centres commerciaux et des hypermarchés) pour 600 millions d’euros.

« Le modèle de l’hyper et de sa galerie attenante a été développé dans les périphéries dans les années 1960 à 1980, à l’époque du tout voiture. Ce monde-là a évolué. Les lieux dessinés il y a 50 ans se transforment pour passer d’un modèle commercial exclusif à de la mixité d’usages, en y intégrant des bureaux et du résidentiel », explique Benoît Chang, responsable du développement commercial de Nhood, opérateur immobilier du groupe Auchan.

Mais cette volonté de transformer le patrimoine immobilier de l’enseigne se heurte à la vision plus conservatrice de son fondateur. Une fracture s’est ouverte entre les deux camps en 2021, alors que l’AFM envisageait la piste d’une fusion avec Carrefour. Le projet avait été négocié sans l’aval de Gérard Mulliez. Le patriarche reste actionnaire du groupe à hauteur de 10 % via sa holding personnelle Ausspar, mais n’occupe plus de fonctions au sein de la direction depuis 2006. Il n’en reste pas moins influent.

« Si les valeurs ne sont pas transmises, si les fondamentaux ne sont pas ancrés dans le cœur et l’âme des successeurs, il y a un risque d’effondrement à la troisième ou quatrième génération. »
Gérard Mulliez

Dès l’automne 2021, le projet de rapprochement entre les deux enseignes a été mis sur pause. Dans les colonnes de La Voix du Nord, Gérard Mulliez a exprimé sa colère, estimant qu’Auchan pouvait surmonter ses difficultés sans pour autant sacrifier son indépendance. En 2003, dans une interview au magazine Enjeux-Les Echos, le fondateur d’Auchan confiait : « Si les valeurs ne sont pas transmises, si les fondamentaux ne sont pas ancrés dans le cœur et l’âme des successeurs, il y a un risque d’effondrement à la troisième ou quatrième génération. » Au moment où la troisième génération s’installe à la manœuvre des entreprises familiales, la formule sonne comme une prophétie.