Une société sans mère, sans femme, sans fille
Le 26 octobre 2024, les Afghanes ne peuvent plus parler entre elles. Depuis le retour des Talibans au pouvoir, les femmes sont peu à peu effacées de la société. Face à cette situation, l’Union européenne leur affirme son soutien et l’espoir franchit les frontières. Le 4 octobre 2024, la CJUE rend un arrêt reconnaissant à toute femme afghane le droit d'obtenir le statut de réfugiée dans l'UE.
« Les femmes ne doivent pas être entendues en train de chanter ou lire à voix haute, même de l’intérieur de leur maison. »
Le 15 août 2021, les Talibans ont repris le pouvoir en Afghanistan. Depuis, ils ont promulgué des dizaines de décrets violant profondément les droits humains, en particulier ceux des femmes et des filles afghanes. Ces dernières n'ont pas le droit de regarder un homme avec qui elles n'ont aucun lien de sang ou de mariage. "Si une femme aperçoit un médecin masculin, elle se cache rapidement les yeux" témoigne un secouriste d'une organisation humanitaire.
Qui sont ces hommes au pouvoir sans fin ?
Credit photo : Wanman Uthmaniyyah
Avant l’arrivée des Talibans, l'Afghanistan est sans doute l’un des pays les plus pacifiques du continent asiatique. Sous l’impulsion des rois, des réformes visant à moderniser et libéraliser la société sont mises en œuvre, en faveur des droits des femmes et de leur accès à l’éducation. Cette dynamique progressiste, largement soutenue par les milieux intellectuels et étudiants de Kaboul se heurte cependant à un profond fossé entre les zones urbaines et rurales. Dans les campagnes, ces modes de vie traditionnels sont très présents. Les habitants refusent que l’État intervienne dans leur vie privée.
Le coup d’Etat d’avril 1978 marque le début du régime communiste afghan. Pendant cette période, les femmes sont encouragées à travailler et à s’éduquer. Le 14 août 1980, l’Afghanistan signe la Convention de l'ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW). Elle la ratifie en 1983.
Cependant, au même moment, le pays traverse une période de troubles majeurs. Le communisme afghan représente le communisme de la bourgeoisie, largement influencé par l’URSS qui le soutient militairement et financièrement. Pour de nombreux Afghans issus des milieux ruraux, les politiques des nouveaux dirigeants sont fondamentalement contraires à leurs traditions et leurs valeurs. La religion reste un pilier fondamental dans leur quotidien. Beaucoup de femmes des campagnes vont d’ailleurs adhérer au parti islamiste, contre des réformes sociales perçues comme contraires à leurs croyances et à l’ordre social qu’elles défendent.
Un mouvement de résistance se forme regroupant moudjahidines et groupes islamistes radicaux. La répression violente du mouvement par le régime pousse de plus en plus d'Afghans à prendre les armes et rejoindre l’opposition.
Alors que l’Afghanistan est complètement divisé et en proie aux armes, l’URSS envahit le pays en 1979 pour tenter de soutenir le régime communiste. En plein contexte de guerre froide, les États-Unis voient cette invasion comme une tentative de l’URSS de contrôler le pétrole en provenance du golfe Persique. Se sentant menacés, les Américains s’empressent d’armer l’opposition. En 1989, l’URSS se retire de l’Afghanistan mais laisse derrière elle un pays en ruine, dévasté par la guerre.
6,2 millions d'Afghans sont forcés à migrer et vivent à l’étranger en tant que réfugiés, majoritairement au Pakistan et en Iran.
Abritant des combattants de l'opposition, les camps de réfugiés au Pakistan favorisent l'émergence du mouvement Taliban. Le Pakistan, dont le soutien est déterminant, finance leurs opérations, supervise l'entrainement des combattants et coordonne plusieurs offensives. Il est un des seuls pays, avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, à reconnaître diplomatiquement le régime taliban.
Cette position repose sur plusieurs raisons. Sur le plan idéologique, les deux pays partagent la même interprétation de l’islam. Sur le plan stratégique, le Pakistan considère l’Afghanistan comme un allié pour contrer l’influence indienne.
Dès 1996, les Talibans arrivés au pouvoir, interdisent aux femmes de travailler et aux filles d'accéder à l'éducation. Elles doivent toujours être accompagnées d’un mahram, un parent de sexe masculin lorsqu’elles quittent leur domicile. Déjà sous leur premier régime, les femmes sont réduites au silence et ne peuvent plus s’exprimer en public.
L'offensive américaine sur le sol afghan renverse le régime et pousse les Talibans à fuir vers le Pakistan.
Les femmes retrouvent petit à petit leurs droits. La conférence onusienne du 5 décembre 2001 de Bonn a pour objectif de poser les bases de la reconstruction du pays. Elle vise à y renforcer le rôle des femmes, notamment en créant un ministère des Affaires féminines. Les filles retournent à l’école. En 2004, une nouvelle constitution voit le jour : les Afghanes obtiennent le droit de voter, de participer au gouvernement, et un quota de sièges leur est réservé au parlement.
En 2020, tout s'arrête. L'accord de Doha signé par l’administration Trump avec les Talibans, conduit au retrait définitif des troupes américaines et alliées du pays et à la chute du gouvernement afghan. Les Talibans reprennent le pouvoir.
La situation des femmes et des filles en Afghanistan ne cesse de se détériorer. Face à cela, l'Union européenne s’émeut.
« Fermez les yeux et imaginez un instant : incapable d’élever la voix, de chanter, de crier, de parler dans la rue mais aussi chez vous, interdit de vous déplacer librement, d’aller à l’école au travail ou au parc »
Marie Toussaint
C’est dans cette atmosphère que Marie Toussaint, parlementaire européenne du groupe des Verts, s’indigne ce 19 septembre 2024 au Parlement européen.
Ce jour-là, l’hémicycle de Strasbourg reçoit un groupe de femmes afghanes, des anciennes parlementaires qui ont, un temps, incarné la démocratie afghane. En effet, les 720 eurodéputés adoptent une résolution condamnant le récent décret des Talibans, l’application de la charia, l’effacement des femmes et des filles de la vie publique en Afghanistan.
Les députés invitent également l’UE à soutenir la reconnaissance de l’apartheid de genre en tant que crime contre l’humanité. Ils exhortent à condamner tout gouvernement qui normalise ses relations avec les Talibans et exigent de nouvelles sanctions de l’UE contre ces derniers. Un accroissement de l’aide humanitaire est également demandé. Cette réalité engendre de lourdes attentes envers l’Union européenne et les institutions internationales.
L’Europe a un rôle à jouer dans l’accueil et l’asile qu’elle doit offrir à ces femmes.
Mounir Satouri, député européen du groupe des Verts, insiste sur le rôle des études dans cette intégration : « des jeunes femmes afghanes vivent en Europe mais une partie d’entre elles n’est pas scolarisée car elles n’ont pas été inscrites dans les universités européennes » (Euradio).
Le 4 octobre 2024, l'arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) consacre le droit de toutes les femmes afghanes à prétendre au statut de réfugiées au sein de l’Union européenne « uniquement sur base de leur sexe et leur nationalité ». Elle a été saisie par la Cour autrichienne d’un renvoi préjudiciel. Ce dernier permet aux juridictions nationales d’interroger la Cour sur l’interprétation du droit de l’Union.
À cette occasion la cour européenne réaffirme que des mesures comme le mariage forcé et l’absence de protection contre les violences fondées sur le sexe et les violences domestiques, constituent en elles-mêmes des actes de persécution. La Cour estime que, prises dans leur ensemble, ces mesures nient clairement les droits fondamentaux liés à la dignité humaine, tels que consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Lors de l’examen de la demande d’asile d’une femme de nationalité afghane, la seule prise en compte de son sexe et de sa nationalité suffit donc à conclure l’existence d’une crainte fondée de subir des actes de persécution en raison de son genre. Par conséquent, les autorités nationales compétentes n’ont pas besoin de chercher d’autres éléments pour justifier sa situation.
Pour traiter de ce dossier, les juges se sont appuyés sur le droit européen ainsi que le droit international, dont la Convention de Genève, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), et la Convention d’Istanbul.
La Convention de Genève, un pilier du droit international, regroupe un ensemble de traités signés par la quasi-totalité des pays du monde. Elle constitue une base juridique universelle et établit des règles d’humanité destinées à préserver le respect de la dignité humaine en temps de conflit.
La CEDEF, adoptée par l’ONU en 1979, constitue un cadre juridique international visant à garantir les droits des femmes et à promouvoir l’égalité des genres à l’échelle mondiale.
La Convention d’Istanbul, quant à elle, est le premier traité du Conseil de l’Europe à établir des normes juridiquement contraignantes pour prévenir les violences de genre, protéger les victimes et sanctionner les auteurs. Adoptée en 2011 et entrée en vigueur en 2014, elle marque une avancée majeure : avant cette date, aucun cadre européen n’existait pour répondre de manière uniforme aux besoins des victimes et des personnes vulnérables.
“Cet arrêt a été adopté par 5 juges. Cela signifie que la Cour estime que sa réponse ne constitue pas une révolution en matière d’asile."
Melchior Wathelet
Melchior Wathelet, ancien avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne, souligne que cet arrêt, adopté par 5 juges, s'inscrit dans une interprétation classique des textes européens et internationaux. Il ne représente pas une révolution dans la jurisprudence car pour espérer un changement significatif, la Cour siège avec 15 juges.
Certains pays européens n’ont cependant pas attendu cette décision pour accorder l’asile aux femmes afghanes uniquement sur base de leur sexe et de leur nationalité. En février 2023, les services de migration finlandais ont déclaré que toutes les femmes et filles afghanes seraient automatiquement reconnues comme réfugiées dans le pays. D’autres pays scandinaves ont suivi cette initiative, en l’adaptant à leurs propres spécificités.
L'arrêt pose néanmoins un cadre juridique contraignant applicable à tous les Etats membres de l’Union européenne. Si un Etat y déroge, il s’expose à des astreintes.
“Oui nous devons refuser la banalisation des Talibans par les Nations Unies et la communauté internationale, oui nous devons reconnaitre l’apartheid de genre en cours comme un crime contre l’humanité. C’est seulement à cette hauteur que l’Europe sera digne de ses valeurs”
Marie Toussaint
Partout en Europe et dans le monde, l’extrême droite gagne du terrain en développant des discours anti-immigrés. Un narratif décomplexé sur les questions migratoires se développe jusque dans l'hémicycle européen. Si l’Union européenne vient elle aussi à effacer ou oublier les femmes afghanes, quel espoir leur reste-t-il ? Parler d’elles à l’échelle européenne et internationale, c’est continuer de faire vivre leur combat, leur donner de l’espoir et leur permettre, un jour, de revivre là où elles ont grandi.