Une société handicapante

En Belgique, le handicap est la deuxième cause de discrimination, après les critères raciaux. C’est ce que rapporte le Centre interfédéral pour l’égalité des chances Unia dans son dernier rapport. En 2018, un quart des signalements reçus par l’institution publique concernait les personnes handicapées. 

Environ 15% de la population belge serait touchée par un handicap, soit 1,6 millions de personnes. Mais les statistiques s’arrêtent à peu près là, notamment par manque de définition uniforme du handicap dans notre pays. Un phénomène amplifié par une dispersion des compétences entre le fédéral (qui gère les allocations et la sécurité sociale) et les entités fédérées (responsables entre autres de l’enseignement, de l’emploi et de l’aménagement de l’espace public).

Troubles psychiques, troubles de l’apprentissage, déficience mentale, troubles au niveau physique ou sensoriel, maladies chroniques ou dégénératives… Le handicap recouvre diverses réalités et engendre parfois des confusions terminologiques, notamment dans le lexique scolaire.

Pour les personnes concernées, le handicap entraîne des préoccupations médicales, financières, scolaires et sociales. Comment les écoles s’adaptent-elles aux handicaps de leurs élèves? Quelles sont les difficultés liées à la reconnaissance du handicap? Comment les familles gèrent-elles un quotidien parfois lourd à supporter? Éléments de réponses dans ce dossier.

Inclusion, intégration : l’école et ses frontières

Depuis plus de 60 ans, CAP48 vient en aide aux personnes handicapées en Belgique. Le 13 octobre dernier, l'association a récolté plus de 6 millions d’euros. Ils seront reversés dans les différents secteurs qui oeuvrent pour l’intégration des personnes handicapées. Qu’en est-il des enfants? État des lieux dans le système scolaire. 

C’est au bout d’une avenue fleurie de la commune bruxelloise de Woluwé-Saint Lambert que se trouve l’école maternelle et primaire de Singelijn. Comme dans toutes les écoles, des peintures, des dessins et des rires d’enfants s’échappent des couloirs. Sauf qu’ici, des enfants porteurs de handicaps tels que la trisomie ou la surdité côtoient des enfants « ordinaires » sur les bancs scolaires. 

On le sait, être parent d’un enfant en situation de handicap est un casse-tête au niveau scolaire. Faut-il que j’intègre mon enfant à un système ordinaire? Ou faut-il que je trouve une école adaptée à ses propres besoins ? Dois-je me tourner vers une école qui pratique l’intégration ou opter pour une école à visée inclusive ? En Belgique, les deux possibilités existent. Le but de chacune des approches est le même : inclure au maximum l’enfant dans un environnement scolaire qui lui est favorable et en adéquation avec ses besoins. Seulement dans la pratique, des spécificités sont définies. 

Singelijn est une école à pédagogie active et à visée inclusive. Inclure des personnes en situation de handicap fait partie du programme éducatif. Définir l’inclusion est compliqué, étant donné que les membres des équipes éducatives et les communautés ne sont eux-mêmes pas d’accord sur le concept. 

En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’école inclusive vise, pour les élèves à besoins spécifiques, la poursuite d’une scolarité dans un établissement ordinaire, moyennant des aménagements raisonnables. Dominique Paquot, directeur, explique les contours de cette nomenclature floue : « L’inclusivité, c’est le fait que l’école et son environnement s’adaptent aux enfants. Le postulat de départ est simple : tous les enfants ont des besoins communs et des besoins spécifiques. On va alors étendre les aménagements raisonnables prévus pour les enfants à besoins spécifiques à toute la classe, pour que ce soit pareil pour tout le monde. Les besoins spécifiques des uns peuvent devenirs bénéfiques aux autres ». 

Aménagé aux besoins de l’enfant

Ces “aménagements raisonnables” sont des outils ou des mesures concrètes visant à combler les besoins de l’élève porteur de handicap afin qu’il puisse progresser et participer à la vie scolaire comme les autres. Les équipements matériels regroupent des outils tels que des chaises roulantes, des téléloupes, des machines à écrire en braille ou encore des micros accrochés au professeur reliés directement à l’élève. On y trouve également tout ce qui est mis en place pour faciliter l’intégration des enfants “dys” (dyslexiques, dysorthographiques, dysphasiques) : changement de police, d’interligne ou de typographie, fiches reprenant les tables de multiplication… Mais ces aménagements concernent aussi la pédagogie ou l’organisation : travail en demi-groupes, tutorat, aide spécialisée, accompagnateur ou logopède.

Par exemple, pour les enfants porteurs de troubles dyslexiques, une certaine police ainsi qu’un certain interligne est plus adapté. Chaque élève recevra le même document, en fait aménagé spécifiquement pour cet enfant, de façon à ne pas faire de différence.

Tout le monde est ensemble dans le même local et assiste aux mêmes leçons. C’est ce qu’on observe dans cette classe de 3maternelle : Sacha et Louis sont malvoyants. Sur les tables, à côtés des trousses et des crayons se dressent deux téléloupes. Ces rétroprojecteurs retransmettent sur l’écran, à la manière d’un zoom géant, les réalisations des enfants. Cette machine permet aux deux petits garçons de surmonter leur handicap et d’effectuer le même travail que leurs camarades. Mais ce type d’école à visée inclusive est une exception dans le paysage scolaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. 

Il y a d’autres alternatives à l’inclusion, comme par exemple les classes inclusives. Ces groupes composés d’enfants en situation de handicap issus de l’enseignement spécialisé sont implantés dans un établissement ordinaire. Certaines leçons sont communes à tous les élèves et parfois, le groupe se reforme et retourne dans son local. Ce fonctionnement ne fait pas l’unanimité, certains soulignant la possible ghettoïsation de l’école et la stigmatisation de ces enfants. 

Presque similaire à la notion d’inclusion, la notion d’intégration : pratiquée dans la majorité des écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’objectif de l’intégration est d'accueillir un enfant à besoin spécifique dans un établissement ordinaire. L’accueil du handicap n’est pas inscrit dans le programme éducatif mais on y retrouve cependant les aménagements raisonnables, toutefois plus légers. 

« Nos enfants, pas les vôtres » : le cas de Joséphine                               

À en croire la maman de la petite Joséphine, 10 ans et atteinte du lourd syndrome de Prader-Willi, l’intégration dans le système scolaire est un parcours semé d'embûches. Cinq mois après la naissance de leur premier enfant, le couple encaisse le choc : Joséphine ne sera pas comme les autres. « Pour être franche, on a dû se battre comme des dingues pour aider notre fille à avoir une vie normale et ce, depuis qu’elle est née ». Atteinte d’une maladie rare, les médecins décrivent un futur sombre et sans espoir : une fillette obèse au niveau intellectuel très peu élevé. Écrire, lire ou même courir ne serait pas envisageable. « Ça été l’enfer pendant deux ans. On a dû accuser le coup ». 

S’ensuivent des recherches, de la documentation et de l’acharnement pour offrir un enseignement de qualité à Joséphine, malgré sa différence. Dans le chaos le plus total, un petit miracle se produit : les parents apprennent que la pédagogie active est sans doute la meilleure solution pour leur petite fille. « Les seules écoles apparemment disposées à prendre en charge Joséphine ne l’ont pas fait. Je passais tous les jours devant l’école “Nos Enfants” et je ne pouvais pas m’empêcher de penser “Nos enfants, pas les vôtres”… ». Hélène Gutt, la directrice de l’école Decroly, à Uccle, accepte finalement de rencontrer les parents et de prendre en charge la petite fille.

Après la pluie, le beau temps

Les années maternelles et le début des primaires restent pourtant difficiles pour Joséphine. L’enseignement et les classes à Decroly ne sont pas adaptés à ses besoins. En effet, le syndrome est difficile à gérer dans un milieu scolaire « ordinaire » : risque d’obésité, manque de tonus musculaire, scolioses, problème de vision, absence de sensation de satiété, rapports parfois compliqués avec les autres. Et puis, en plus de l’attention et des combats menés par sa maman (médecin spécialisé en Floride, traitement hormonal, ophtalmologue spécialisée, opérations...), Joséphine croise la route de Françoise Gavage, institutrice en 3primaire. Elle a dû s’informer et apprendre à travailler en équipe afin de pouvoir prendre en charge convenablement sa nouvelle élève. Rencontre.

Avez-vous adapté certaines méthodes afin de donner cours à Joséphine ?

Oui. J’ai la chance d’avoir une logopède uniquement pour elle, présente durant 4 périodes dans ma classe, ce qui me soulage un peu. Ce qu’on a essayé de faire, c’est de prévoir du matériel initialement prévu pour ces enfants mais placé à la disposition de tous. Casques audio, lattes de lecture avec loupe intégrée, matériel pour lire l’heure et calculer… J’ai également réadapté l’organisation des tables de ma classe : ce sont des tables groupées de 6 enfants, avec un chef d’équipe par table qui veille à ce que tout le monde soit prêt et que personne ne soit laissé en retrait de par ses difficultés.

Quels outils sont bénéfiques à Joséphine ?

Joséphine ne peut pas tenir un cahier en ordre. Elle a donc à sa disposition un ordinateur, prend des photos du tableau quand il le faut, les annote. Elle se concentre alors moins sur le graphisme mais plus sur la grammaire et l’orthographe, donc ses résultats sont meilleurs. La tirer vers le haut, c’est bien, mais il faut aussi respecter ses besoins. Le but n’est pas de s’acharner, on aborde un objectif à la fois. C’est le côté social qui me préoccupe plus. Mais on ne peut pas dire que Joséphine est complétement en retard, le scénario n’est pas alarmiste.

Est-ce que le syndrome de Joséphine est selon vous le handicap maximum qu’une école comme Decroly puisse prendre en charge ?

On pourrait en faire plus. Des enfants porteurs de handicap pourraient tout à fait intégrer une classe, en sachant qu’ils n’atteindront pas les mêmes objectifs que les autres mais qu’ils seraient au moins baignés dans l’éducation ordinaire. Mais tout le monde n’est pas prêt. Le corps professoral n’est pas prêt, les parents ne sont pas tous prêts… On sait déjà que dans une classe, on compte près d’un tiers d’enfants en difficulté, ou à besoins spécifiques. Alors, certains sont effrayés à l’idée de devoir gérer des pathologies en plus, et ont peur de ne pas en être capables. 

Le Pacte d’excellence, ou comment améliorer l’intégration

Le Pacte d’excellence est le fruit d’un travail collaboratif entre les différents secteurs de l’enseignement en Belgique, afin de renforcer la qualité de l’enseignement pour tous les élèves. Au niveau du handicap, il vise notamment à amener toutes les écoles à pratiquer l’intégration. Une fois le pacte rédigé, chaque école crée son “plan de pilotage”, afin de mettre en application les nouvelles réformes qui ont été co-construites. Dans le cas de l’école Decroly, François Delvin, professeur en 6esecondaire, nous explique que le maître mot, c’est “transition”. En effet, le plan de pilotage est calqué sur les acquis de primaire. L’objectif est de ne pas creuser de fossé entre le primaire et le secondaire au niveau de l’apprentissage et de l’accueil des élèves en intégration. 

Afin de mettre d’accord l’équipe éducative, une liste non-exhaustive de moyens à mettre en place a été rédigée. Pour ce faire, les professeurs ont participé à une enquête afin de mieux comprendre les différentes difficultés concernant les élèves à besoins spécifiques. Par exemple, l’adaptation du temps offert pour certains élèves à la réalisation des exercices, l’adaptation du nombre de questions lors des interrogations, ajouter la présence de l’ordinateur dans la classe… Il est important d’insister que dans un système d’intégration, ces moyens mis en œuvre se font, bien sûr, au cas par cas. 

Le revers de la médaille

Mettre en place des moyens afin de mieux intégrer les élèves à besoins spécifiques amène forcément des difficultés et une plus grande charge de travail pour les enseignants. La plus grande difficulté de l’intégration dans un système ordinaire réside dans le fait de se mettre à la place de l’élève et de le comprendre totalement au sein du groupe. Il est parfois compliqué pour le professeur d’évaluer à chaque instant les difficultés éprouvées par l’enfant. Ne pas minimiser ou exagérer le problème reste un challenge important pour l’enseignant. La présence d’une psychologue au sein de l’établissement est un réel soulagement, nous explique François : « Elle permet vraiment de recentrer tout ça et surtout de nous y sensibiliser ».

Le manque de temps semble être un facteur récurrent. Chaque élève à besoins spécifiques nécessite plus de temps. Décoder un bilan psychologique, adapter son comportement ou sa manière de travailler se fait en étapes. Et dans le monde de l’enseignement, on dit souvent qu’on ne « compte pas ses heures ». Les moyens alloués à ces enseignants posent donc problème. 

La question du matériel est également à considérer. Les écoles ordinaires sont souvent peu équipées en ordinateurs (outils presque indispensables pour les élèves à besoins spécifiques). Si un élève a besoin d’un ordinateur, il est obligé d’amener le sien. De plus, les enseignants manquent de formation, même si la maîtrise des différents outils informatiques est indispensable. 

François Delvin nous explique également qu’il y a un fossé entre les professeurs et leurs bagages. Pour lui, universitaire et agrégé de l’enseignement supérieur, sa formation sur le terrain se résume à 20 heures de stage d’observation et 10 heures de pratique : « Je pense que les régents sont plus formés que nous en ce qui concerne la gestion d’une classe à difficulté, alors qu’un agrégé comme moi, pas du tout. Chaque trouble pourrait faire l’objet d’un cours, comment l’intégrer, comment le comprendre. Identifier chaque difficulté, comprendre ce que l’élève subit, ce qu’on peut mettre en place… C’est de nouveau ce qui manque dans la formation des enseignants ». Le Pacte d’excellence prévoit justement des changements à ce niveau-là : la formation pour l’agrégation ne devrait bientôt durer plus qu’un an pour les professeurs sortant des universités. 

Le temps et la formation semblent donc constituer les futurs défis à relever pour une plus juste intégration des enfants en situation de handicap au sein de notre société. 

Par Simon Chérot, Lou Janssens et Emma Mestriner

 

Une bataille pour la reconnaissance

En 2018 en Belgique, 676.002 personnes ont obtenu une reconnaissance de leur handicap, dont 62.411 enfants. Le statut handicapé est accordé de manières différentes en fonction de l’âge. Le principe commun de l’évaluation repose notamment sur un système de points. Plus le nombre de points est élevé, plus le handicap est reconnu comme lourd. L’obtention de ce statut s’avère tout de même être une épreuve administrative éprouvante.

« Normalement, après mes 21 ans, je n’ai plus droit à l’allocation d’handicap, comme si après 21 ans, mon handicap avait disparu… ». Noémie, 22 ans, est étudiante en soins infirmiers. Depuis toujours, le monde bourdonne autour d’elle. Le cytomégalovirus (CMV), contracté par sa mère en fin de grossesse, s’attaque au développement de ses tympans. La zone touchée est microscopique, mais l’impact est conséquent. Petite, sa capacité à communiquer avec les autres, à parler ou à rester en équilibre se voit extrêmement réduite. À 3 ans, ce qui s’apparentait à une certaine forme d’autisme se révèle être un tout autre constat médical. 

Dans un premier temps, Noémie est diagnostiquée malentendante de l’oreille gauche. Mais toujours actif, le virus n’a pas dit son dernier mot. Un an plus tard, l’oreille droite est tout autant impactée. L’appareillage est donc nécessaire et implique sans surprise des coûts conséquents : « Quand j’ai commencé à avoir des appareils en étant petite, ma situation fluctuait régulièrement. Vu que ça m’handicapait beaucoup et que le coût des appareils est assez élevé, mes parents ont fait la démarche pour obtenir le statut handicap ».

Jules, lui, a 13 ans. Il est le cadet d’une famille de quatre enfants. Lorsque Murielle, la maman, a annoncé sa grossesse, tous étaient ravis d’accueillir ce nouveau membre dans la famille. Des complications accompagnent malheureusement l’accouchement. Jules souffre d’un manque d’oxygène entraînant une perte partielle de ses fonctions cérébrales. Aujourd’hui, il est considéré comme retardé mental léger. Une situation lui permettant de bénéficier du statut de personne handicapée afin d’accéder à l’enseignement spécialisé, lequel fut nécessaire durant son enfance. Pourtant, son invalidité n’étant que légère, il est difficile pour lui de trouver sa place parmi les autres enfants, qu’ils soient porteurs reconnus de handicap ou non. 

Un statut fragile

Tous deux bénéficiaires pendant de longues années du statut handicap délivré par le SPF Sécurité Sociale, la situation est tout autre à l’heure actuelle. À partir de 21 ans, le supplément d’allocations familiales prévu grâce au statut en question n’entre plus en vigueur. La somme allouée pour les adultes dépend désormais également de critères administratifs à l’instar des revenus du ménage et de la situation familiale, faisant d’ailleurs l’objet d’une enquête pointue.

Une fois atteint l’âge de 21 ans, Noémie a donc dû refaire la démarche pour conserver ses allocations. « Quand je l’ai fait, ils ont considéré que je n’étais plus assez handicapée pour en bénéficier. Pour eux, il faut vraiment avoir un handicap lourd pour justifier une allocation ».

Quant à Jules, il a été convoqué cette année pour une réévaluation de son statut. Le médecin a estimé que le handicap ne nécessitait plus assez d’encadrement de la part des parents, l’un des trois critères majeurs pour la décision finale. Il est donc jugé trop autonome pour être à nouveau reconnu comme personne handicapée. « Les soins de santé de Jules ne sont plus remboursés à 100% et les allocations majorées ont diminué de plus ou moins 500€ », explique Murielle.

Paperasse à rallonge

La maman de Jules décrit la procédure de demande comme une démarche compliquée, tant pour trouver les bons formulaires que pour les remplir. « On avait l’impression qu’on essayait de nous avoir »,confie Murielle. En effet, une demande de statut handicapé doit d’abord passer par l’accord du médecin traitant. Si celui-ci accepte, le demandeur se rend sur le site du SPF et se procure les formulaires. Ces derniers peuvent être assez difficiles à compléter. En général, le demandeur répond aux questions avec l’aide de son docteur, celui-ci s’avérant nécessaire pour joindre les différents documents médicaux requis. Ensuite, le tout est envoyé sous forme de dossier à un médecin qui l’étudie.

Ce dernier estime s’il y a assez d’informations dans le dossier pour prendre une décision à distance, “sur pièces”. Si ce n’est pas le cas, le patient est convoqué pour une consultation. Parfois, la personne ne peut pas se déplacer, elle envoie alors un certificat médical pour se justifier. « Dans ces cas-là, explique le docteur Marie-Christine Halleux, médecin-conseillère et coordinatrice du centre d’expertise médical de Liège, soit on se rend au domicile de la personne, soit on demande des renseignements complémentaires pour essayer de prendre la décision sur pièces ».

Noémie a, elle aussi, vécu la démarche comme étant longue et compliquée. « L’inconvénient, je dirais, c’est le fait de devoir aller à plein de rendez-vous, il faut passer par beaucoup de personnes différentes, parfois ça s’emmêle, certaines ne sont pas d’accord entre elles... ».

Le but de cette consultation est de prouver la corrélation entre le problème cité par la personne et une cause médicale. « Notre rôle est d’authentifier le problème médical et de faire le lien avec la perte d’autonomie », précise le docteur Halleux.

Pour Noémie, les questions du médecin ont paru sans lien avec le pourquoi de sa demande. « C’était plutôt des questions du style “est-ce que vous avez du mal à vous faire à manger ? À marcher, à vous déplacer ?” ».

Après que Jules ait perdu son statut, ses parents ont voulu contester la décision du médecin. Pour ce faire, deux manières de procéder : se rendre devant le tribunal ou demander une révision du dossier. Pour la deuxième option, les parents doivent fournir des éléments nouveaux justifiant la réouverture. Les parents de Jules ont donc dû recommencer toute la procédure depuis le début via Internet, consulter une série d’experts à leurs frais et repasser la consultation médicale du SPF. Le verdict est resté le même, Jules ne bénéficie plus des avantages du statut.

Internet, une réelle simplification ?

Toute personne peut aussi faire une demande d’elle-même en ligne, avec sa carte d’identité. Ce cas de figure est plus rare puisqu’il requiert une certaine connaissance du système.

Selon le docteur Halleux, la création d’une plateforme web pour les demandes de reconnaissance de handicap aurait dû faciliter la procédure. Certes, elle permet une plus grande rapidité de traitement du dossier, mais elle nécessite d’être informatisé à tous les niveaux de la démarche. Le docteur Halleux explique que l’engouement pour cette procédure électronique reste mitigé: « On doit jouer sur les deux tableaux. Quand on voit que la procédure n’avance pas, on envoie le formulaire version papier. Les gens ont alors quelque chose de concret en main à apporter à leur médecin ». À tout moment, une aide peut être fournie: « Si une personne n’y arrive pas ou si elle n’a pas les compétences, elle peut aller trouver une assistante sociale soit de la commune, soit des mutuelles qui font la demande pour elle. Et je dirais que 8 fois sur 10, c’est ce qu’il se passe ».

 Saut de compétences à la belge

En ce moment, certaines compétences fédérales sont transférées aux Régions. Par exemple, tout ce qui concerne les enfants demandeurs du statut handicapé, ainsi que les plus de 65 ans, ne sera bientôt plus traité par le fédéral. L’AVIq, l’Agence pour une vie de qualité, qui dépend de la Région wallonne, prendra le relai. Le fédéral s’occupe toujours de ce qui entoure les adultes. 

Le docteur Halleux confie que ce changement risque de compliquer la procédure un peu plus. « Ce que je trouve dommage, mais ça n’engage que moi, c’est qu’il n’y ait pas un dossier médical commun consultable par toutes les entités en charge : ça éviterait d’avoir à poser trois fois les mêmes questions ».

Pour l’instant, la loi ne change pas, même avec la régionalisation des matières concernant les enfants et les personnes âgées. Le transfert n’ayant pas encore abouti, le docteur Halleux ne peut pas affirmer que la situation restera la même. Les discussions sont en cours mais, pour elle, « tout ça, c’est purement politique ».

Malgré les tentatives de simplification et les différentes aides fournies, la procédure reste un véritable parcours du combattant. En plus de sa complexité, le système est paradoxal. En effet, s’il permet aux personnes en situation de handicap d’améliorer leur qualité de vie et d’acquérir une certaine autonomie, il les rend finalement trop autonomes pour bénéficier du statut.

Par Perrine Borlée, Mathilde Van Inthoudt et Chloé Vincent

Le handicap, aussi une affaire de famille

Deux familles touchées de près par le handicap nous ont ouvert leur porte le temps d’une rencontre. Sans tabou, parents et enfants racontent leurs hauts et bas. Témoignages croisés.

Jasmine a dix-neuf ans mais se sent encore petite fille. Elle habite à Bruxelles, dans la maison spacieuse de ses parents. Isabelle et Yvan n’avaient jamais été confrontés au handicap avant la naissance de leur premier enfant. Dès les premiers mois, le manque de connexion dans le regard de leur fille les frappe : « Elle réagissait peu. On pouvait casser un verre à côté d’elle, sans qu’elle cligne des yeux. On se doutait que quelque chose clochait ».

C’est à neuf mois que le diagnostic tombe : déficience intellectuelle. Selon une spécialiste, Jasmine ne sera jamais autonome : c’est la douche froide pour les jeunes parents. Le pédiatre relativise alors le diagnostic et les encourage à stimuler Jasmine au maximum, afin de développer son potentiel. « Après cette expérience, on a décidé de s’entourer exclusivement de gens bienveillants... médecins y compris ».

Même constat pour Ann-Sophie et Vincent : les troubles invisibles de leur fils Maxence suscitent souvent le jugement. À sept ans, le jeune garçon passe plutôt pour un enfant mal élevé aux yeux des vieilles dames du quartier. Ann-Sophie a appris à s’adapter et ne se rend plus que dans des commerces où son fils est connu et accepté : « S’il dérange, on n’y va plus, tout simplement ». En plus d’être hyperactif, Maxence est dysphasique et dyspraxique. Cela se traduit notamment par un développement altéré du langage et par des gestes brusques et involontaires.

Scolarité compliquée

Malgré son jeune âge, le garçon en est déjà à sa cinquième école. N’ayant trouvé sa place ni dans l’enseignement ordinaire ni dans le spécialisé, il est désormais hors du système. « On critique souvent le système, à raison. Mais une fois qu’on en est exclu, c’est une fameuse inconnue », déplore Ann-Sophie. Après des mois de phobie scolaire, son fils fréquente désormais à mi-temps une école pour enfants à besoins spécifiques - majoritairement autistes - dans un petit village du Brabant wallon. C’est le premier établissement qui parvient à gérer simultanément les trois troubles de Maxence.

Mais cette solution exige une organisation folle. Depuis Uccle, un de ses parents le conduit trois matins par semaine à l’école, se gare sur place et repart travailler en train à Bruxelles. « Le moins occupé de nous deux fait le trajet inverse l’après-midi. Nous n’avons pas d’autre solution si nous voulons continuer à travailler ». Selon sa mère, Maxence a trouvé sa place dans ce nouvel environnement. « Même si théoriquement, il ne devrait pas être là. L’enseignement spécialisé n’a pas été à la hauteur », insiste Ann-Sophie.

Le parcours scolaire de Jasmine a été moins chaotique, malgré certaines embûches. Dès son plus jeune âge, elle peut compter sur la présence de sa nounou Danuta. Jasmine intègre d’abord l’école à pédagogie active Singelijn (Woluwé-Saint-Lambert) avec son petit frère Samuel, né un an et demi après elle. Ce dernier vit difficilement cette cohabitation, notamment dans la cour de récré : « Quand elle piquait une crise, je me mettais à part, j’avais honte. J’ai eu beaucoup de mal à accepter le regard des autres ».

Les années défilent et les écoles – spécialisées –s’enchaînent. « Paradoxalement, quand ça se passait bien à l’école, ça se passait mal à la maison », se souvient Isabelle. En parallèle à son retard mental léger, Jasmine développe avec l’âge un trouble qui s’aggrave par périodes. Gestion difficile des émotions, angoisse importante, manque de concentration… Certains spécialistes parlent d’un « autisme atypique ».

Faire rentrer un rond dans un carré

Si Ann-Sophie et Vincent arrivent pour l’instant à gérer leur quotidien chargé, l’équilibre reste fragile : « On va bientôt être confrontés à un problème. Les grands-mères de Maxence, qui prennent souvent le relais, vieillissent et l’hyperactivité bouffe littéralement leur énergie. Il est épuisant, mais ce n’est pas de sa faute… ». 

L’organisation est également financière : Ann-Sophie et Vincent sont tous les deux indépendants et cumulent deux à trois jobs chacun. À force de faire et refaire des tableaux Excel, Ann-Sophie a parfois l’impression de « faire rentrer un rond dans un carré... sauf que le carré est plus petit que le rond ! ». Les parents se voient par ailleurs refuser des remboursements liés aux troubles de Maxence, reconnu handicapé à 50 % « seulement ».

Le handicap de Jasmine est également physique : une scoliose et une cyphose impactent sa posture, ce qui la rend légèrement bossue. Ses handicaps l’empêchent d’être autonome, traverser la rue n’est par exemple pas facile pour elle. En balade, son père lui fait souvent prendre des détours pour l’habituer à ce geste du quotidien.

Un avenir incertain

Le passage à l’âge adulte rend Jasmine très anxieuse. En ce moment, elle entend son frère parler de son futur et réalise que c’est traditionnellement l’âge d’une certaine émancipation. « On n’a presque pas fêté ses 18 ans parce qu’elle était convaincue qu’on allait la mettre à la porte », regrette Isabelle.

Pour la première fois, Jasmine se retrouve dans une sorte d’impasse, même si elle rêve de pouvoir s’occuper d’enfants en bas âge. Ses parents gardent les pieds sur terre : il lui sera difficile de trouver un métier stable et rémunéré. Jasmine a récemment tenté l’expérience d’Artos, un centre de jour qui propose des activités autour de la boulangerie. L’aventure a été de courte durée, car elle n’a pas supporté la structure et l’autorité. Cet épisode a conforté Yvan et Isabelle dans l’idée de ne plus planifier à long terme. En attendant, Jasmine reste à la maison. « Ça irait probablement mieux si elle trouvait une formation adéquate. On sent qu’elle cherche à donner un sens à sa vie », explique Yvan.

De son côté, Ann-Sophie a fait le deuil de certaines étapes pour son fils : « Le CEB par exemple, j’ai fait une croix dessus. Il n’est pas capable de compter jusqu’à cinq, cela lui demande trop de concentration ». Apprendre à éduquer Maxence a été un véritable coup de pied dans ses croyances. Plus que les enfants neurotypiques*, les hyperactifs manquent cruellement de confiance en eux : « Il faut trois compliments pour une réprimande, sinon il explose. La plupart du temps, je décide de lâcher prise ».

*« Neurotypique » (abrégé NT) est, à l’origine, un néologisme utilisé par les personnes autistes afin de désigner celles qui ne le sont pas. Le but : éviter les jugements de valeur, tout en soulignant les différences positives de la communauté autistique. Par la suite, l’utilisation du terme a été étendue à toute personne ne présentant ni dyspraxie ni trouble du déficit de l’attention.

La priorité de Ann-Sophie est claire : elle souhaite que Maxence devienne un adulte autonome. « En ce moment, c’est la période la plus difficile. Mais il y a neuf chances sur dix que l’hyperactivité motrice diminue dans quelques années. Pour l’hyperactivité cérébrale, c’est plutôt 50-50 ». Le bilan est encourageant : aujourd’hui, Maxence s’épanouit chez les Scouts et cela se voit dans son comportement.

Préserver l’équilibre familial

Ann-Sophie et Vincent parviennent tout de même à garder une vie sociale : « Les baby-sitters l’adorent. C’est un petit blondinet, on nous dit souvent qu’il est solaire ». Mais le moral fait parfois défaut. Sur les conseils de sa thérapeute, Ann-Sophie a décidé de relativiser : « J’ai dû accepter que 20 % du temps, ça ne va pas. Et c’est normal ».

Danuta, la nounou de Jasmine, joue encore un rôle important dans l’équilibre familial. Les expériences qu’elles partagent depuis toujours les enrichissent toutes les deux. « Je l’emmenais à la piscine avec Samuel deux fois par semaine. Grâce à eux, j’ai appris à nager », se souvient Danuta. Pour Yvan, pas question de se passer des activités emblématiques de l’enfance. Jasmine a aussi appris à rouler à vélo et à skier, non sans effort. « Les gens me prenaient pour un bourreau parce qu’elle hurlait. C’est vrai que je la pousse davantage à se dépasser, tandis qu’Isabelle est très protectrice ». Avec le temps, le couple a appris à se relayer dans les moments difficiles pour ne pas craquer.

Les deux familles consacrent beaucoup d’énergie et de moyens financiers au bien-être de leurs enfants. Les activités adaptées que Jasmine et Maxence pratiquent, comme l’hippothérapie, pèsent sur le budget familial. La capacité de s’entourer de professionnels et proches compréhensifs est donc déterminante dans la gestion émotionnelle du handicap. Ann-Sophie résume son expérience : « On court un marathon. Certaines personnes nous accompagnent pour quelques kilomètres, parfois sans s’en rendre compte. Et c’est déjà énorme ».

Par Marie Kneip, Lore Thouvenin et Anna Vidal

La Belgique, mauvaise élève?

Les trois thématiques abordées dans ce dossier font partie des priorités du Belgian Disability Forum (BDF). Cette ASBL regroupe 18 organisations représentatives des personnes handicapées belges au niveau européen et supranational, soit 250.000 personnes. 

Le BDF base son action sur les principes de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ONU), ratifiée en 2009 par notre pays. Ce texte rappelle que toute personne doit bénéficier de ses droits et libertés fondamentaux. Gisèle Marlière, secrétaire générale du forum, dénonce un bilan peu élogieux pour notre pays : « Dès qu’une législation se met en place, il faut inclure les associations représentant les personnes handicapées dans le processus de réflexion. En Belgique, on pourrait faire beaucoup mieux ». 

Du côté de la Région bruxelloise, un Handiplan a été adopté en 2015. Il s’agit d’une ordonnance relative à l’inclusion des personnes handicapées pour la législature 2014-2019. Concrètement, le but était de rendre les bâtiments et transports en commun plus accessibles, ainsi que de promouvoir l’emploi des personnes handicapées (via des contrats d’adaptation professionnelles). Mais selon les organisations représentantes, la Belgique reste à la traîne.

Quelques priorités du BDF en rapport avec notre dossier

1) Donner aux femmes et aux filles handicapées les moyens d’être autonomes, notamment en leur permettant d’accéder à l’éducation et à l’emploi.

2) Accompagner les parents d’enfants handicapés, en particulier les mères, qui quittent souvent leur emploi pour s’occuper de leur enfant.

3) Transformer le système éducatif parallèle (qui prévoit un enseignement spécial) en un système inclusif, de qualité et qui met en place un accompagnement au sein du système ordinaire pour tous les enfants handicapés.

4) Systématiser la collecte, l’analyse et la diffusion de données sur les droits des personnes handicapées.

Mais la politique du handicap dépasse ces problématiques spécifiques. C'est pourquoi le BDF plaide entre autres pour un revenu minimum pour une vie digne, un statut réel pour l’aidant proche, l’accessibilité totale de notre environnement ou encore l’effectivité du droit de vote des personnes handicapées.

Jules, Noémie, Jasmine, Maxence, Sacha, Louis et Joséphine sont des exemples parmi tant d’autres. Les rencontres nécessaires à la réalisation de ce dossier ont toutes confirmé ceci : il y a autant de situations de handicap que de personnes handicapées.