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Dehors : l'extérieur, le monde, les humains. Dedans : elle, sa bulle, son chat. Confinée, fatiguée, angoissée. Nous sommes en mai 2022. Le confinement est déjà loin derrière nous et pourtant, Inaya ne sort plus, enfin presque plus.

Mercredi, six heures du matin

Inaya se tient droite, immobile, dans cette pièce d'un violet acidulé. Elle se prépare pour affronter les épreuves de la journée. Ses cheveux couleur jais, coiffés d'une pince tombent dans le bas de son dos. Seule sa respiration haletante donne du mouvement à sa tenue, sélectionnée avec une précision de maître. Comme à son habitude, elle choisit de porter une robe rouge, dont les épaulettes blanches rappellent les robes traditionnelles chinoises qu'on voit dans les films. Elle enfile ses mitaines et retrousse ses hautes chaussettes noires sur des jambes longilignes. Une dernière pirouette devant le miroir et la voilà sortie. La journée est belle, presque irréelle. Le soleil se tient haut dans le ciel et Inaya aussi, rayonne. Les habitant.es du petit village dans lequel elle se trouve se rassemblent sur la place publique, au milieu de laquelle jaillit une fontaine à l'eau cristalline. Mais elle n'a pas de temps à perdre ici, son devoir l'attend. Les hautes herbes d'un vert citron s'écrasent sous ses pas. Le paysage défile au rythme de sa course. Inaya reste sur ses gardes ; on est jamais à l'abri d'une mauvaise surprise dans ces lieux. Son rythme cardiaque s'accélère, la tension monte, une goutte de sueur perle sur son front, elle va devoir se battre. Elle ouvre son inventaire et passe en revue les attributs des différentes armes à sa disposition. Le monstre s’amène, elle n'a plus beaucoup de temps. L'affrontement est proche, le ciel s'assombrit et un son d'alarme résonne de plus en plus fort. Elle sort son sabre et puis... Plus rien, un message clignote.

"Batterie faible, chargez votre téléphone"

Dans la pénombre de sa chambre, Inaya voit le reflet de son visage sur l'écran.

Merde... j'ai un cours dans deux heures.

La Rue des bouchers, endroit ou Gaby et Inaya ont fait connaissance quand elles avaient dix sept ans. (CC BY SA) Chloé Merckx

La Rue des bouchers, endroit ou Gaby et Inaya ont fait connaissance quand elles avaient dix sept ans. (CC BY SA) Chloé Merckx

Village du jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Village du jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Inaya soupire, elle regarde par la fenêtre de son kot, le soleil est bientôt levé. Elle a encore passé la nuit à jouer. Sa colocataire n'est pas encore réveillée. Son appartement est silencieux, tout comme le monde qui l'entoure. Ce silence l'apaise et ces moments de solitude la confortent. Ça ne sert plus à grand-chose d'essayer de dormir à présent. Dans sa chambre, une collection de pierres semi-précieuses est disposé sur sa table de nuit pour l'apaiser. Ses améthystes ne font pas beaucoup d'effets ces derniers temps.

Sur son bureau, l'écran de son ordinateur s'allume. "Teams Rappel: Cours en ligne à 8h30." Inaya n'assiste plus à ses cours à l'université. Elle n'assiste plus à grand chose d'ailleurs. Cela fait quelques mois que ses sorties en dehors de son appartement se font de plus en plus rares. Trop absorbée par sa série, elle refusa un premier verre à l'extérieur. Quelques mois plus tard elle commença à recevoir un même type de messages de la part de ses ami.es.

"Inaya on te voit plus!"

"T'es devenue grave casanière en vrai ?"

Gaby commença à réellement se préoccuper après une histoire de cigarettes. Les deux meilleures amies terminaient une tasse de thé, profitant du confort du fauteuil 3 places du petit salon du kot. Au vu de la couleur orange rosée que le soleil commençait à peindre sur les murs, Gaby prit congé. Je t'accompagne en bas, faut que j'aille acheter du tabac à côté, déclara Inaya.

Chaussures lacées et clés en main, elles s'apprêtaient à sortir lorsque Inaya freina bloc devant la porte. Impossible de l'ouvrir.

Je veux pas, je ne peux pas sortir.

Pourquoi qu'est ce qui ne va pas?

Je ne veux pas que les gens me voient.

La pression était trop rude, l'air est lourd et lui pèse sur les épaules. Elle prend sa tête entre ses mains, moites de stress. Son rythme cardiaque s'accélère. Elle manque d'un petit quelque chose qui lui donnerait la force et l'énergie nécessaire pour abaisser la poignée en métal. D'où vient ce sentiment mystérieux, qui métamorphose son entrain en détresse? Gaby se retrouva impuissante devant son amie qui, les larmes aux yeux, se refusait au monde extérieur.

Il aura fallu plus d'une demi heure pour qu'Inaya se décide à donner deux tours de clé, pousser la porte et parcourir la quarantaine de mètres qui la séparaient de ses Camel. À présent, Gaby ne prête plus que de rares visites à son amie. Elle sait alors qu'elle rentre dans une bulle de confort, que peu d'élus peuvent pénétrer. La chambre à l'étage est hors limites ; elles restent dans le salon exclusivement. Avec Helena sa coloc et Lila son chat noir, Inaya a construit une petite tanière de loup. L'extérieur lui fait peur, et l'idée qu'un.e inconnu.e puisse poser sur elle des yeux curieux déclenche une angoisse inexorable. Elle ne fait abnégation que pour des obligations bien précises, des courses de temps en temps et un cours pratique à l'université.

Casanière, Inaya ne l'a pas toujours été. C'était même plutôt l'inverse. Elle se servait de ses sorties comme d'exutoire à la situation difficile qu'elle vivait à la maison. "Avant, ma phobie c'était la solitude... Aujourd'hui, ma phobie c'est d'être accompagnée pendant trop longtemps".

Grand Place de Bruxelles, endroit ou Inaya passait la plupart de ses soirées. (CC BY SA) Chloé Merckx

Grand Place de Bruxelles, endroit ou Inaya passait la plupart de ses soirées. (CC BY SA) Chloé Merckx

Monument sur une montagne du jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Monument sur une montagne du jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Bienvenue sur Hikikomori/NEET Support Group

12/11/2016. Majora- Pillow Neglector écrit : CE SERVEUR EST RESERVE AUX PLUS DE 18 ANS L’objectif de ce groupe n’est pas de se vanter d’être hikikomori, mais de partager notre expérience avec les autres et, on l’espère, rencontrer des amis dans une situation similaire.

22 avril 2022, 13h38. StaticNoise écrit : J’ai tellement difficile à sortir de mon appartement en ce moment. Je dois acheter de la nourriture mais je me sent vraiment pas de sortir. Pourquoi est-ce si difficile ?

29 avril 2022, 04h16. Ray écrit : Je veux pas sortir de mon lit mais je dois le faire. Je dois aller à la banque mais, j’essaye de sortir depuis hier. Être moi est une souffrance.

30 avril 2022, 08h26. Ray écrit : J’ai réussi à sortir hier, donc aujourd’hui je retourne hikikomorer.

Hiki quoi ?

Hikikomori

(Japonais : ひきこもり ou 引きこもり) lit. se retirer, être confiné. Les hikikomori pratiquent une forme d’isolement social pathologique, dont la caractéristique principale est le retrait physique à domicile. Le phénomène hikikomori a été observé pour la première fois au Japon, dans les années 1990, après qu’une vague d’adolescent.es se soient enfermé.es à double tour dans leur chambre, une pile de manga près du lit, des nouilles instantanées posées sur le bureau, à côté d’un ordinateur Toshiba pour seule fenêtre sur le monde extérieur. Un isolement qui perdure parfois jusqu’à l’anesthésie totale des sens, la peau se déchire de n’avoir pu se mouvoir à l’air libre depuis plusieurs années et les yeux se gorgent de sang devant la lumière bleue de la télévision. Iels oublient tout ce qui les relient au monde vivant, du contact de la pluie sur le visage jusqu'aux formules de courtoisie qui tissent les amitiés.

En 2020, on recensait plus de 500.000 personnes recluses chez elles, coupées de tout contact avec l’extérieur. Si iels sont particulièrement présent.es chez les nippon.es, on observe de plus en plus de cas aux quatre coins du monde. Leurs mobiles ? La protection contre une perspective d’avenir décevante, suite au ijimé, le harcèlement scolaire, ou à des évènements accablant qui les confortent dans cette idée que la vie en société n’est pas pour elleux. Ces hikikomori sont souvent entretenu.es par leur famille, qui tente de subvenir aux besoins primaires de l’adolescent.e de l'autre côté de la porte.

Inaya n'est pas seule dans sa solitude. Il ne faut pas être hikikomori pour refuser une société hostile. On considère qu'environ 27% des jeunes (18-29 ans), souffrent de troubles anxieux. Gaya Gurung, étudiante en master de psychologie clinique et membre adhérente de l'AFHIKI, l'Association francophone pour l'étude et la recherche des hikikomori, a souligné avoir vu une augmentation des personnes ayant refusé de sortir à la fin du confinement. Est-ce qu'on peut associer ça à du hikikomori ? Elle ne le sait pas encore, mais une forme d'enfermement persiste, surtout chez la population jeune.

Comment composer quand on a l'impression qu'on ne va pas y arriver? Comment garder la tête hors de l'eau quand le poids du futur te tire vers le fond ? Comme Inaya, la plupart des hikikomori se sustentent des accomplissement d'un avatar dans un jeu virtuel. Pour les hikikomori, sortir n'a pas beaucoup de sens quand quatre touches de clavier permettent de gagner la guerre, de construire une cité et de massacrer des ogres. Face aux attentes, parfois démesurées, l'avatar, lui, a des ailes dans le dos et le pouvoir d'accomplir ces expectatives virtuellement. Bien plus qu'une construction graphique, c'est le désinvestissement du corps réel et le perfectionnement d'un alter ego sans tare, protégé dans un écrin codé.

Galerie du Centre, endroit ou Inaya se retrouvait beaucoup avec ses ami.es. (CC BY SA) Chloé Merckx

Galerie du Centre, endroit ou Inaya se retrouvait beaucoup avec ses ami.es. (CC BY SA) Chloé Merckx

Passage dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Passage dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Un bubble tea, boisson Taïwanaise qu'Inaya allait boire avec ses amis. (CC BY SA) Chloé Merckx

Un bubble tea, boisson Taïwanaise qu'Inaya allait boire avec ses amis. (CC BY SA) Chloé Merckx

Avatar mangeant un repas dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Avatar mangeant un repas dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Jeudi, 7h40 du matin

Helena tire sa coloc hors du lit. Inaya! Tu vas être en retard pour le TP !

Le fameux TP. Obligation dont Inaya se passerait bien, mais sans laquelle elle ne verrait pas le soleil plus d'une fois par mois. Chaque semaine, c'est la même angoisse. Elle se persuade que c'est bien pour elle, qu'elle doit le faire. Si elle ne réussit pas ses études, elle pourrait perdre son logement. Alors elle émerge de son lit, la tête lourde après avoir dormi pendant 26 heures d'affilées. Elle s'habille, se maquille avec un soin méticuleux et passe la porte de son kot.

Elle se décide finalement à remonter l'Avenue Buyl à pied. Trop de monde dans ce bus. Puis, une fois en classe, elle se concentre sur ses ami.es, une distraction qui l'empêche de penser aux regards qui se posent sur elle. Ça lui fait du bien de prendre l'air, mais maintenant elle est épuisée. Le loup solitaire retourne à sa tanière. Une fois chez elle, elle ouvre son jeu pendant que la bouilloire chauffe, il est 14 heures, elle peut un peu profiter avant de réviser. Sur le petit écran, une explosion de couleurs pastels et une musique solennelle, saturée par les petits hauts parleurs de son téléphone. "Press START to play"

Tu penses ressortir un jour ?

Franchement, les liens sociaux, c'est pas mon problème le plus important.

Mais t'as pas vu ta mère depuis deux ans?

Dimanche prochain j'y vais.

"On se voit dimanche", ces quatre mots, Inaya et sa mère se les répètent chaque semaine depuis un an. Inaya n'entretient pas une relation idéale avec sa mère, cependant, ce n'est pas la relation qui l'empêche de lui rendre visite, c'est le trajet. Lorsqu'elle pense avec effroi aux cinquante minutes qu'elle devra se résigner à passer sous terre, dans un métro bondé, elle panique. Imaginer tous ces yeux sur elle l'angoisse. Elle se sent oppressée par la crainte, confuse de ce que les gens pourraient penser d'elle. Pourquoi elle me regarde ? Ma braguette est ouverte ? Pourquoi il regarde mes jambes ? Je n'aurais pas dû mettre un short aujourd'hui.

Un regard qui accable, qui pèse. Elle met tout en oeuvre pour s'en préserver. Pourquoi ? Elle ne le dit pas. Que représente ce regard sur elle ? L'autre nous permet de sentir qu'on existe, explique Gaya Gurung. Est-ce que notre propre existence peut être si compliquée que la voir dans les yeux du monde nous semble insupportable ?

Université Libre de Bruxelles, auditoire dans lequel se donnait la plupart des cours d'Inaya. (CC BY SA) Chloé Merckx

Université Libre de Bruxelles, auditoire dans lequel se donnait la plupart des cours d'Inaya. (CC BY SA) Chloé Merckx

Temple dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Temple dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Pelouse de l'ULB, lieu de rencontre pour les étudiants, ou Gaby et Inaya passaient leurs après-midis. (CC BY SA) Chloé Merckx

Pelouse de l'ULB, lieu de rencontre pour les étudiants, ou Gaby et Inaya passaient leurs après-midis. (CC BY SA) Chloé Merckx

Parc, dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx.

Parc, dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx.

Vendredi, cinq heures du matin.

Inaya n’a pas fermé l’œil. Ses autres problèmes, comme elle les appelle, c’est ses troubles du sommeil. Dans son lit, elle contemple le plafond, le pouls rapide, les yeux dilatés, les nerfs vibrants. Son éveil est subterfuge, héritage d’une adolescence passée avec une mère abusive. Si son esprit est ailleurs, son corps, lui, est envahi par l’inquiétude d’une menace terrible qui se cache dans la nuit. La plupart du temps, elle utilise ce temps pour réviser, ou alors elle retourne explorer les mondes de Genshin Impact. Des dizaines d’histoires, des cinématiques à couper le souffle regorgeant de stimuli pour ficeler son attention. Elle avance dans sa journée jusqu’à ce qu’elle ne ressente même plus la fatigue dans son corps. Aujourd’hui c’est vendredi, pas d’obligations. Demain, le week-end, elle pourra un peu se reposer. A 21h, elle ira au lit.

 Samedi, sept heures du soir.

Quoi.. 19h ? J’ai dormi jusque maintenant ?

Inaya sent des larmes de rage remonter jusqu’à ses yeux. Ses nerfs vont lâcher, elle n’en peut plus. Quand elle est dans un mauvais cycle de sommeil, chaque réveil est marqué par la colère. Elle ne peut plus se reposer, ses nuits dévorent ses jours et elle n’accomplit plus rien. Sa motivation est à zéro, elle ne s’alimente plus correctement et ses angoisses sont à leur paroxysme. Ne va-t-elle jamais en finir avec ses démons.

Depuis 2015, les chercheurs sont en faveur de l'entrée du hikikomori dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, pour pouvoir poser un diagnostique sur les personnes recluses. Au Japon, l'approche a été de traiter le hikikomori comme un problème social, ce qui a permis de recenser des chiffres et de mettre en place des formes de réinsertion dans la société. En Europe, on penche plus vers une prise en charge psychologique, ce qui fait ralentir la recherche, car très peu de personnes pensent pouvoir s'identifier comme tel, tant le sujet passe inaperçu, autant dans le monde médical que dans les médias.

Le mois de mai, retour du soleil et des bulles qui éclatent à la surface des verres de bière posés en terrasses. La bulle d'Inaya semble plutôt se transformer en une membrane imperméable, qui se renforce au fil des mois. Il y a un an, elle serait sortie à la Grand Place, elle aurait passé l'après-midi à boire un bubble tea, et puis elle aurait été regarder le soleil tomber avec Gaby sur la pelouse de l'ULB. Des fous rires et des cigarettes, Inaya savourait le goût de cette liberté retrouvée après son émancipation. Ça lui manque un peu.

Inaya : Hey, ça te dit de sortir ce soir?

Gaby : OUI! ça fait trop longtemps

Allée du Solbosch à l'Université Libre de Bruxelles. (CC BY SA) Chloé Merckx

Allée du Solbosch à l'Université Libre de Bruxelles. (CC BY SA) Chloé Merckx

Petit chemin dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx.

Petit chemin dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx.

Arrêt de tram Buyl, sur le chemin d'Inaya vers l'université. (CC BY SA) Chloé Merckx

Arrêt de tram Buyl, sur le chemin d'Inaya vers l'université. (CC BY SA) Chloé Merckx

Ligne de chemin de fer dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx

Ligne de chemin de fer dans le jeu vidéo Genshin Impact. (CC BY SA) Chloé Merckx