XR4Heritage

L’empathie historique par l’expérience phygitale

Comment attirer et inclure un nouveau public plus jeune, mais aussi plus familial vers une offre culturelle tournée sur le patrimoine? C'est le défi qu'XR4Heritage a décidé de relever avec son projet "Expérience Senne".

Aujourd’hui, beaucoup d’acteur.ices de la valorisation du patrimoine se posent la question de l'attractivité auprès des jeunes publics. Une question qui s'inscrit au cœur du principe de la médiation culturelle. Un défi s’impose donc : comment attirer et inclure un nouveau public plus jeune, mais aussi plus familial vers une offre culturelle tournée sur le patrimoine? Une solution semble se présenter pour les prochaines années : l’utilisation des nouvelles technologies telles que les XR (Extended Reality) à travers la médiation culturelle. 

Nous sommes donc allés à la rencontre d’un acteur qui a pour ambition d’utiliser et de démocratiser ces nouveaux outils dans un enjeu de revalorisation du patrimoine. En effet, le projet XR4HERITAGE souhaite ouvrir de nouvelles perspectives et questionner notre perception de l'Histoire et de ses traces grâce à des expériences phygitales*. 

* Terme qui désigne des expériences mêlant le physique et le digital

XR4 Heritage

XR4HERITAGE est un programme porté par l’ASBL 3 Plumes et fondé par Géraldine Bueken. Depuis trois ans, il a pour vocation d’allier les nouvelles technologies aux propositions culturelles. En alliant jeu et fiction, physique et digital, le programme tend à un renouvellement de l’offre culturelle et ainsi, être plus en phase avec les nouvelles générations. Géraldine Bueken, la directrice et fondatrice, travaille depuis longtemps sur les Mass Media pour changer les mentalités et les comportements. C’est dans cette continuité qu’est né le projet XR4HERITAGE. Dans un contexte de covid, avec la prise de conscience de la multitude de supports porteurs de récits, le besoin de monter des projets multiplateformes s’est fait sentir. 

Géraldine Bueken

Parmi le programme, trois services différents coexistent :

The Lab

Il s'agit d'un incubateur de projets culturels numériques, permettant de créer du lien entre les acteurs culturels et les acteurs créatifs (studios de création, artistes,...) par le biais de formation aux nouvelles technologies et d'ateliers de co-création.

The Desk

C'est un service d’expertise qui propose des outils d’analyse du marché et des tendances des nouvelles technologies dans le domaine culturel. C’est également un service d’aide à la rédaction de dossier de demande de subsides par exemple. Il promeut enfin les projets liés au XR par le biais de concours tel que Heritage Lix.

The Factory

Ce service est lié à la production de moyens technologiques pour développer les projets d’offres culturelles liées au patrimoine. Présenté comme un terrain d’expérimentation, ce service teste de nouvelles pratiques de médiation dans les différents projets, sans pour autant se substituer aux studios de création comme nous l’explique Madame Bueken : “le but est d’assurer dans les projets Factory une position de producteur exécutif et de créateur de concept.” 

“ Dans le secteur des expériences sociales immersives du patrimoine, le but est d’impulser une dynamique de format qui petit à petit va permettre de développer une industrie viable parce qu’on se rend compte que préserver et conserver le patrimoine coûte de l’argent. Il faut donc trouver un moyen de le faire durablement.” 
Géraldine Bueken

Le projet "Expérience Senne" : une immersion dans l’histoire de Bruxelles

Affiche de l'exposition "La Senne Coule dans nos veines"

Affiche de l'exposition "La Senne Coule dans nos veines"

Bruxelles en 1873, après les travaux de voûtement

Bruxelles en 1873, après les travaux de voûtement

Bruxelles - Sur la Senne, le Pont de la Carpe avec les puisards, Jean-Baptiste Van Moer - 1874

Bruxelles - Sur la Senne, le Pont de la Carpe avec les puisards, Jean-Baptiste Van Moer - 1874

Jeu de piste numérique EXPÉRIENCE SENNE - https://xr4heritage.com/the-factory/

Jeu de piste numérique EXPÉRIENCE SENNE - https://xr4heritage.com/the-factory/

Scènette 3D dans le tableau de Jean-Baptiste Van Moer

Scènette 3D dans le tableau de Jean-Baptiste Van Moer

Scènette 3D dans le tableau de Jean-Baptiste Van Moer

Scènette 3D dans le tableau de Jean-Baptiste Van Moer

Le projet choisi par la Factory pour être développé a été un projet d’expérience immersive réalisé avec les Halles St-Géry et le musée de la ville de Bruxelles. La Senne coule dans nos veines est une plongée dans l’univers pictural de Jean-Baptiste Van Moer, un peintre belge ayant dépeint la ville de Bruxelles du 19 ème siècle de façon très réaliste. En effet, peu de personnes le savent et s’en rendent compte, mais Bruxelles a longtemps été une ville pleine de canaux, ces derniers ayant été relégués sous nos pieds pendant l’ère de la révolution industrielle. En partant d’une sélection de 9 tableaux, l’objectif était de reprendre les points clés du centre-ville et de transformer ces tableaux en scénettes 3D. L'expérience immersive a pour but de revaloriser ce patrimoine perdu et de s’identifier à un certain passé de la ville. Une partie consiste à retrouver les quartiers, les rues des tableaux du peintre parmi la ville, offrant ainsi un nouveau point d’entrée à l’immersion grâce à l’espace public par la superposition en réel des scènes. 

Mais le projet ne s’arrête pas là. Afin de s’identifier aux Bruxellois de l’époque, le projet met en scène quatre personnages issus de milieux sociaux et de corporations différentes, qui se croisaient tous dans les années 1866-1872 sur les berges de la Senne. On retrouve ainsi une lavandière, un brasseur, une marchande de poisson et un investisseur ayant tous été impactés ou qui ont eu un impact sur la transformation de la Senne. C’est sous forme de mini-scénettes que l’on prend conscience de l’impact de la révolution industrielle, des victimes de cette dernière, de la perte des artisans face aux gros groupes industriels et de toute la transformation du secteur. Cette expérience narrative interactive a pour but d’expliquer, selon des angles de vue complémentaires, les raisons qui ont mené au voûtement de la Senne et l’impact de cette décision sur la vie locale. Une immersion numérique dans les eaux troubles de ce cours d’eau autrefois indispensable au développement de la cité qui nous invite à réfléchir sur la place de l’eau dans la ville de demain. Géraldine nous explique que ces personnages sont des sortes de points d’entrée pour imaginer divers médiums, pas nécessairement numériques, les mettant en scène (comme de la bande dessinée par exemple). Ce concept d’avatar du patrimoine, XR4Heritage l’a pensé comme déclinable auprès de diverses structures culturelles, qui peuvent répondre à n’importe quel désir de mise en avant du patrimoine.

La question du public et de l’incarnation historique par le storytelling

Les avatars permettent donc de s’incarner à travers une histoire de la ville. Une voix a été donnée à chaque personnage pour qu’ils racontent le voûtement de la Senne à travers leurs points de vue. Dans un premier temps nous avons la lavandière, victime de la révolution industrielle et des produits chimiques. En effet, comme nous l’explique Géraldine, les moulins se sont petit à petit déplacés hors des centres-ville, empêchant la lavandière d’exercer sa profession. Ensuite, nous avons le brasseur dont le corps de métier repose sur l’utilisation de l’eau pour brasser sa bière. Concurrencé par les produits de synthèse, ce personnage incarne la lutte de l’artisan face aux gros industriels. Nous avons également la vendeuse de poissons qui représente la population du centre-ville victime des problèmes d’hygiène véhiculés par les eaux. Enfin, nous avons le promoteur immobilier qui quant à lui incarne la bourgeoisie en faveur du réaménagement de la ville en vue d’opportunités financières au détriment des autres acteurs présents sur le territoire bruxellois. confortant et appuyant la véracité du contenu muséal. Le spectateur n’est plus passif du contenu culturel, mais acteur de celui-ci, en échangeant et interagissant avec lui. Ce nouveau médium a pour avantage de captiver les jeunes publics qui ne subissent plus de longues expositions interminables où de nombreuses lectures sont présentes comme le souligne Marie-Caroline Janand, lors du colloque des dix ans de classification du patrimoine industriel minier au Grand-Hornu en novembre 2022. Ces médiums permettent donc de faire venir des publics familiaux ou de jeunes actifs qui se familiarisent avec l'institution concernée et prennent pour habitude de s'y rendre. 

“L’expo était aux Halles St-Géry. L’enjeu était de profiter du fait que le lieu est attractif pour les publics qui viennent boire un verre et d’amener des contenus muséaux qui sont, eux, au musée de la ville sur la grand-place et que généralement le jeune public ne va pas spécialement aller voir.” 
Géraldine Bueken

Le numérique permet également de créer du lien dans des institutions culturelles. Par exemple, comme nous l’explique Marie-Caroline Janand, le musée de l'art et de l'industrie Stéphanois dont elle a la direction, avait pour singularité de ne pas avoir de fil conducteur. De nombreux sujets industriels étant traités au sein de cette institution comme l’évolution des armes à feu, du textile ou du vélo, il était difficile pour les publics de trouver le sens de cette collection monumentale. L’institution a donc fait le choix de plonger les spectateurs dès l’entrée dans une pièce immersive, retraçant l’histoire de l’industrie pour contextualiser les différents sujets traités.

Avatar 3D de la lavandière

Avatar 3D de la lavandière

Avatar 3D du brasseur

Avatar 3D du brasseur

Avatar 3D de la vendeuse de poissons

Avatar 3D de la vendeuse de poissons

Avatar 3D du promoteur immobilier

Avatar 3D du promoteur immobilier

Photo prise lors de l'exposition "La Senne coule dans nos veines"

Photo prise lors de l'exposition "La Senne coule dans nos veines"

Les enjeux de la médiation culturelle numérique pour le patrimoine

Depuis quelques années, les métiers du patrimoine s’ouvrent à de nouveaux médiums numériques, pour élargir et enrichir les connaissances au service de la diffusion culturelle. Les publics deviennent ainsi actifs de leur consommation, et interagissent avec le produit. En effet, de nouvelles initiatives sont actuellement en cours sur le territoire, pour permettre d’offrir de nouveaux contenus et donc d’élargir l’offre culturelle à de nouveaux publics. 

Ces contenus culturels sont variés et peuvent prendre de nouvelles formes, comme le montre MSW (l'association "Musée et Société en Wallonie" oeuvrant pour un réseau des musées de la communauté française) co-fondé par Romain Jacquet, qui propose en ligne de nouvelles perceptions des institutions muséales. Par exemple, par des guisites vidées innovantes de sites et de lieux qui ne sont pas ou peu accessibles, comme les greniers de l'ancien site industriel du Grand-Hornu, classé au patrimoine mondial de l'humanité et trop fragile pour accueillir un gros flux de visiteurs. Ces nouvelles offres culturelles ne viennent que renforcer la visibilité du musée et ne rentrent pas en concurrence avec celui-ci, puisque le contenu proposé est différent des expositions muséales in situ. De plus, ce format permet d’élargir les visites à des publics fragilisés qui ne peuvent pas accéder à des lieux protégés sans accès aménagés. 

Néanmoins, cette numérisation du patrimoine pose des problèmes à d’autres publics qui subissent la fracture numérique et qui ne leur permet pas de bénéficier du contenu. Fernand Collin, directeur du Préhistomuseum de Flémalle, a organisé une visite guidée immersive de la grotte de Lascaux, au sein de son musée, avec des casques de réalité virtuelle. Pour lui, “l’expérience était folle et géniale”, néanmoins, dit-il, “je ne reproduirai pas l’expérience, mes équipes ont été mises sous tension et il nous a fallu rassurer les publics de plus de 50 ans et donc d’augmenter les effectifs. S’ajoute à cela que 2 à 3 fois plus de casques ont été nécessaires, suite aux défaillances du matériel, celui-ci n’est pas encore adapté pour tourner 12 heures par jour.” Cette expérience vient en complément d’une exposition physique. 

En effet, Géraldine Bueken affirme que le digital n'a pas vocation forcément d'effacer les expériences en physiques, mais que les deux peuvent cohabiter. Le digital amènera un certain public qui ne se serait pas intéressé à des expériences muséales plus classiques et inversement un public habitué pourra tester une expérience digitale, ce qu’il n'aurait pas fait dans son expérience quotidienne. 

Je suis convaincue du bien-fondé du format mainstream, pour pouvoir amorcer la curiosité des publics, je pense que ça ne remplacera pas des ouvrages ou des discussions de fond. Je pense que les deux peuvent cohabiter. (...) De plus, quand la télévision est arrivée, tout le monde s'est dit que c’était la fin de la photographie et finalement non, il s’agit juste d’un autre médium et je pense qu’il s’agit de la même chose pour la technologie, il y aura toujours de la place pour les ouvrages de fond, des visites guidées, des conférences.”
Géraldine Bueken

Ces outils numériques peuvent également servir une forme de patrimoine immatériel, comme des reproductions historiques, la valorisation des métiers disparus, des modes de vie antérieurs,… Marie-Paule Jungblut, collaboratrice scientifique à l’institut d’histoire de l’université du Luxembourg, travaille actuellement sur la réalisation d’un jeu vidéo à destination culturelle intitulé “Chronique des migrants de 1892”. L’histoire retrace la migration des Luxembourgeois vers les États-Unis. La narration se base sur des faits réels, comme les conditions de vie de l’époque, le prix des passeurs, le peu de place dans les bagages... Ces éléments permettent au joueur de ressentir une empathie historique envers le personnage incarné. Marie-Paule Jungblut nous dit qu’il est indispensable de reprendre les codes des jeux vidéo commerciaux pour permettre de mieux véhiculer le contenu culturel et de permettre une meilleure immersion du public. 

Néanmoins, ce type de projet pose des difficultés économiques de réalisation, les moyens que possèdent les organismes culturels sont largement inférieurs à ceux des industries du jeu. Et pourtant, le "jeu vidéo culturel" se retrouvera en concurrence avec les produits déjà présents sur le marché. 

Nous avons pu voir les différents avantages du numérique dans les questions de valorisation du patrimoine par la médiation culturelle. En effet, cet outil permet de générer de nouvelles dynamiques pour des institutions muséales, en fédérant de nouveaux publics, en proposant des contenus culturels digestes et interactifs. 

Ces supports numériques nécessitent néanmoins beaucoup d’investissement pour les musées. C’est pourquoi, dans les années à venir, des mutualisations des équipements, des méthodologies et des savoirs seront obligatoires pour assurer la rentabilité des organismes culturels d’après Géraldine Bueken, qui ajoute à cela qu’il ne faut pas juste équiper les musées, mais former les équipes à l'usage du matériel en fournissant des modèles d’exploitation. 

“Il y a 10 ans, on avait des débats sur le fait que les musées devaient avoir une page Facebook ou un site internet. Maintenant, on va se demander comment faire la page Facebook, comment modérer, quel contenu mettre sur le site. Ce n’est même pas une question, mais une réalité. De plus, la définition du musée a évolué avec ICOM qui a publié une nouvelle définition du musée. Le musée a clairement une fonction sociétale et doit dialoguer avec la société et si la société se digitalise alors il faut se poser des questions de médiation.” 
Géraldine Bueken

C’est pourquoi XR4HERITAGE oeuvre pour que les équipes muséales s’engagent dans les projets et surtout que cela s'inscrive dans quelque chose qui, à terme, puisse être pérenne et attractif.